François Hollande : "Je n'ai pas agi autant que je l'aurais voulu"
Six des huit présidents de la Ve République sont passés par Sciences Po. François Hollande est l’un d’eux. Tour à tour élève puis enseignant, l’ancien président de la République entretient une longue histoire avec la rue Saint-Guillaume. Il a accepté de se confier, dans les pages d’Émile, sur ces années fondatrices. Plus de deux ans après la fin de son mandat présidentiel, il revient aussi sur son expérience à la tête de l’État, ses regrets, et partage ses propositions de réforme des institutions.
Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Maïna Marjany
Pourquoi avez-vous choisi de passer le concours de Sciences Po ? Était-ce déjà par amour de la politique ?
Lorsque j’étais au lycée, au début des années 1970, j’avais une connaissance très partielle de ce qu’était Sciences Po. Cette grande institution me paraissait bien loin de mes préoccupations de lycéen. En revanche, j’étais déjà délégué de classe et délégué au conseil d’administration. L’un des représentants des parents d’élèves, Jérôme Solal-Céligny, qui était aussi l’un des auteurs de la Constitution de 1958 avec Michel Debré, m’a conseillé de faire Sciences Po en me disant que ces études correspondraient à ce que j’avais envie de faire dans la vie. Comme je souhaitais en savoir plus, il m’a donné un livret de Sciences Po – à la couverture bleue, je m’en souviens encore ! – qui contenait tous les cours délivrés par l’institut. C’était exactement les matières que je voulais étudier. J’ai passé l’examen et je suis entré à Sciences Po.
Quel type d’étudiant étiez-vous ?
J’étais déjà un étudiant engagé. Je militais à l’UNEF, j’en ai d’abord été l’un des dirigeants puis le principal. Je siégeais au conseil de direction de l’IEP. J’étais intéressé par la politique et aussi par l’économie, les relations internationales et l’histoire. J’assistais donc de manière assidue aux cours et je me rendais même à ceux qui n’étaient pas utiles pour mon cursus. Plusieurs professeurs m’ont marqué lors de ma scolarité, je me souviens notamment de l’historien Gérard Vincent, dont les cours étaient passionnants, et de Guy Braibant, sommité du contentieux administratif, matière à laquelle je me suis étonnamment intéressé.
Vous êtes diplômé de Sciences Po en 1974. Quelques années plus tard, vous y donnez un cours avec Pierre Moscovici. Vous êtes revenu rue Saint-Guillaume par nostalgie ?
Pour le plaisir de transmettre ! Et pour redonner ce que j’avais moi-même reçu de mes enseignants. Le contact avec les étudiants m’était également précieux. Avec Jean-Pierre Jouyet puis Pierre Moscovici, nous avons créé une direction d’étude pour préparer l’ENA. Ce cycle a duré presque 10 ans, même si j’étais en parallèle très pris parce que j’ai été nommé chargé de mission à l’Élysée, puis directeur de cabinet du ministre Max Gallo, puis de Roland Dumas, de 1983 à 1984. Mais, ayant la chance d’habiter rue de Rennes, je préparais mes cours au petit matin puis j’arrivais en général avec un peu de retard, ce qui est souvent le cas quand on habite juste à côté de son école !
Pourquoi arrêtez-vous ce cours, au début des années 1990, alors qu’il rencontrait un grand succès auprès des étudiants ?
Je suis devenu député en 1988 et il m’était très difficile d’assumer cette responsabilité, d’autant qu’il m’importait d’actualiser les cours régulièrement. Et puis je devenais un acteur politique, j’estime qu’il pouvait y avoir une sorte de conflit d’intérêts, je ne voulais pas transformer les cours en meeting électoral.
Deux ans avant votre candidature à l’élection présidentielle, vous revenez finalement à Sciences Po…
Oui, et je retrouve une école complètement transformée par l’action de Richard Descoings. Ce n’est plus l’institution traditionnelle que j’ai connue lors de mes études, c’est une grande école internationale. J’y donne alors un séminaire sur les inégalités. Je ne remercierai jamais assez Sciences Po de m’y avoir invité, j’ai dû réaliser un travail très approfondi sur les inégalités, lequel m’a beaucoup aidé pour ma campagne !
L’un de vos élèves, Antoine Vey, expliquait dans la presse que ce cours était aussi un moyen de tester vos futures idées de campagne auprès d’un public étudiant.
Oui, c’était un sondage grandeur nature.
À ce propos, le président de la FNSP, Olivier Duhamel, vous a récemment remis quelques-unes de vos copies à l’époque où vous étiez étudiant, dont l’une sur l’élection du président de la République, un signe ?
Du destin ! [Rires]. Il s’agissait en effet d’une note en droit public sur les conditions de l’élection du président de la République. Juridiques, pas politiques !
Quel est votre principal regret à la tête de l’État ?
Mon regret principal, c’est la décision que j’ai prise, en décembre 2016, de ne pas me représenter. C’était trop tôt. Mais, plus concrètement, c’est de n’avoir pas pu mettre en œuvre la réforme des institutions, à laquelle j’étais attaché. En particulier sur l’indépendance de la magistrature. Je pensais qu’il serait possible de le faire de manière consensuelle mais ça n’a pas été le cas, la majorité du Sénat s’y est refusée. Cette question est encore sur la table aujourd’hui !
Un quinquennat, c’est court, et réformer prend du temps. Entre le moment où le président annonce une réforme et le moment où elle s’applique, c’est long. Il faut passer par des consultations multiples, des concertations nécessaires avec les partenaires sociaux, une procédure législative interminable et une fois votée, la loi dispose pour être effective de multiples décrets d’application… J’ai donc eu, parfois, cette frustration de ne pas pouvoir agir autant que je l’aurais voulu.
Dans votre dernier livre, Répondre à la crise démocratique, vous proposez justement une profonde réforme des institutions. Est-ce votre expérience de président qui a changé votre regard ?
La réforme constitutionnelle que j’avais proposée lors de mon quinquennat était minimale. Celle que je présente aujourd’hui est plus substantielle, et elle tient indéniablement compte de l’expérience qui a été la mienne avec une concentration excessive des pouvoirs et une Assemblée nationale qui est soit dans la rébellion – on en a vu les conséquences pendant mon mandat – soit dans la soumission, comme on l’observe aujourd’hui.
J’ai également pu constater le défaut de clarté au sein de l’exécutif. Autant dans un septennat, la dyarchie Premier ministre-président de la République a un sens, autant dans un quinquennat où le président est forcément responsable de tout, cette répartition des pouvoirs peut prêter à confusion et loin de protéger le chef de l’État, elle l’expose. Beaucoup de Français pensent que le président est le seul chef de l’exécutif et que le Premier ministre est un collaborateur ou un exécutant. Or c’est à son niveau que sont dirigées les administrations, c’est auprès de lui que sont placés le secrétariat général du gouvernement, le secrétariat général pour la préparation des dossiers européens, le secrétariat général de la Défense nationale ou encore le service d’information du gouvernement… Vous vous souvenez de la polémique sur les sondages commandés à l’époque de la présidence de Nicolas Sarkozy ? Il était mis en cause pour avoir commandé des enquêtes d’opinion alors que des sondages hebdomadaires sont réalisés au niveau du Premier ministre sans que nul ne s’en offusque. C’est pourquoi j’en suis arrivé à préconiser l’introduction d’un vrai régime présidentiel avec la suppression du poste de Premier ministre.
Je préconise aussi d’allonger le mandat du président de la République d’une année pour le rendre comparable aux mandats des présidents d’exécutif locaux, de raccourcir la durée du mandat des députés pour que les Français puissent s’exprimer plus souvent. Le régime présidentiel, contrairement aux idées reçues, est un renforcement du pouvoir du Parlement et une clarification au sommet de l’État.
Vous qui donniez des cours d’économie avec Pierre Moscovici, avez-vous appliqué à la tête de l’État les principes que vous enseigniez dans les années 1980 ?
Je suggère de relire le livre qui s’appelle L’Heure des choix. Il synthétise les cours que j’ai donnés dans les années 1980. Quoi qu’il en soit, j’avais déjà conscience que ce qui compte dans une économie, c’est la confiance : elle est l’élément nécessaire pour permettre aux consommateurs, aux investisseurs et aux épargnants d’aller dans la bonne direction. Ensuite, j’ai toujours pensé qu’il fallait un bon dosage entre l’économie de l’offre, nécessaire pour la compétitivité, et l’économie de la demande, nécessaire pour le soutien de la consommation, et j’ai essayé de m’y tenir. Enfin, je crois à la nécessité du long terme. Les agents économiques doivent avoir de la visibilité, notamment pour les questions énergétiques et environnementales. Or l’économie de marché et les urgences de toutes sortes occultent les mouvements longs d’une société. Le quinquennat a ajouté encore un raccourcissement de l’horizon.
À l’Élysée, on dit souvent que le président est coupé du monde réel, que même les bruits extérieurs ne lui parviennent plus. Dans de telles conditions, comment est-ce possible d’avoir « une présidence normale » ?
Il y a une grande différence entre un président en France et un Premier ministre au Royaume-Uni ou un chancelier en Allemagne. Ces derniers demeurent membres du Parlement et élus d’une circonscription, tandis que le président français devient, d’un seul coup, le président de tous et n’est plus rattaché à un territoire. Par conséquent, il n’entend plus ce que ses électeurs ont envie de lui dire. Le président est forcément plus loin, plus distant, plus isolé qu’un chef de gouvernement dans une démocratie parlementaire.
Pour éviter cet enfermement, il ne faut pas seulement voyager – j’ai moi-même fait beaucoup de déplacements tout comme mes prédécesseurs et mon successeur –, il faut trouver le bon moyen de dialoguer. J’ai été amené à réfléchir à la meilleure manière de communiquer, à l’heure des réseaux sociaux et des chaînes d’information. C’est une tâche compliquée car on attend du président à la fois de l’autorité et de l’humanité, c’est la définition même du commandement. Pour garder de l’impact, le risque est de s’exprimer tout le temps et sur tous les sujets. À force, on n’en retient rien, sauf des polémiques. En réalité, peu importe le vecteur utilisé – un site d’information, une radio locale ou une grande chaîne d’information –, ce qui compte, c’est le contenu, le message, le contexte. Je rappelle que ma prise de parole qui a été la plus forte et la plus lourde s’est située au moment des attentats du 13 novembre, il était presque minuit, et ce qui comptait c’était que le président trouve les mots afin de susciter la solidarité, l’unité et la fermeté qui étaient attendues de lui et de personne d’autre.
Par opposition au moment tragique auquel vous faites référence, vos amis comme vos opposants saluent un sens de l’humour inébranlable chez vous. L’humour en politique, c’est un outil, une arme ?
L’humour, c’est à la fois une arme et un bouclier. C’est une arme parce qu’elle permet de surmonter par un trait d’esprit une adversité et c’est une protection parce que l’humour permet de ne pas se livrer tout de suite. C’est une forme de contournement de l’obstacle tout en étant une expression de domination. Il y a une très belle formule de Romain Gary que j’ai découverte récemment. Elle témoigne de ce que l’humour peut apporter dans la vie personnelle comme dans la vie politique. « L’humour est une déclaration de la dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme face à ce qui lui arrive. »
Faire preuve d’humour, c’est être capable humainement de dépasser l’épreuve, de faire front face à la tragédie. L’humour n’est pas une dérision mais un dépassement qui donne de la force. En attaquant la rédaction de Charlie Hebdo, les terroristes voulaient anéantir un lieu d’esprit, faire taire les rires et en finir avec la satire. Mais l’humour est toujours plus fort que le fondamentalisme.
Nous consacrons un grand dossier à la diplomatie dans ce numéro et aimerions vous questionner sur votre expérience en la matière. Être le chef des armées, n’est-ce pas finalement l’une des fonctions les plus difficiles à assumer pour un chef d’État ?
Les questions diplomatiques et militaires sont une dimension fondamentale de la fonction présidentielle. Pourtant, elles sont peu présentes dans les campagnes électorales. Le grand débat télévisé entre les candidats à la présidentielle en est une illustration flagrante : l’Europe et les thématiques internationales n’arrivent en général qu’à la fin, après l’emploi, la croissance, les protections sociales, la retraite, le logement… Ce qui se comprend, car les Français attendent d’abord de leur président qu’il améliore leur vie. Ce décalage crée une incompréhension entre les aspirations du peuple et l’exercice de la fonction présidentielle dans l’opinion qui estime qu’elle n’a pas élu un président pour qu’il consacre une large partie de son mandat à se déplacer partout dans le monde, à recevoir des délégations étrangères, à intervenir dans certains conflits et à disposer de la force.
Or la France étant l’une des plus grandes puissances au monde, il revient au chef de l’État de prendre des décisions difficiles au nom de cette responsabilité. Je l’ai prise pour le Mali en 2013. Ce sont des choix liés à l’urgence d’une situation, mais qui ont des conséquences sur le long terme. Mais ne pas prendre de décisions peut en avoir aussi. Je l’ai compris avec la non-intervention américaine en Syrie, après l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad. Finalement, six ans plus tard, c’est lui qui a gagné la partie au prix de 400 000 morts, et les Russes qui se sont engouffrés dans la brèche au détriment des principes qui avaient fondé le soulèvement en Syrie.
Enfin, il y a une série de décisions (budget militaire, forces de dissuasion…) qui sont peu visibles et, à mon sens, pas suffisamment débattues, alors qu’elles constituent la stratégie de la France. Autant je revendique le fait que le président garde une prérogative en matière de défense et en politique étrangère, autant je pense que ces choix appellent des délibérations parlementaires plus fréquentes ou des débats dans le pays pour susciter l’adhésion.
En termes de diplomatie, comment définiriez-vous le style Hollande versus le style Macron ou Sarkozy ?
En diplomatie, il y a toujours une part de continuité au-delà de l’alternance. C’est une erreur de nier par dogmatisme ce qui a été fait précédemment. En revanche, c’est une nécessité de montrer que le président apporte, par sa politique extérieure, des changements au gré des évolutions de la situation dans le monde.
Le monde d’aujourd’hui n’est déjà plus le même que celui que j’ai connu à l’Élysée : la présidence de Donald Trump, le Brexit, la confrontation Iran-Arabie saoudite au Moyen-Orient… L’accord sur le climat a été remis en cause et la COP 25 est une déception par rapport à ce que nous avions nous-mêmes engagé en décembre 2015.
Le style que j’avais voulu adopter au début du mandat révélait ma volonté d’apaisement et de réconciliation. Nous étions fâchés avec plusieurs pays et c’était important de rétablir les liens, que ce soit en Amérique latine, en Afrique ou même en Asie. Ensuite, je voulais aussi montrer que la France tenait bon sur ses principes, notamment dans la lutte contre le terrorisme islamique ; il était alors nécessaire de marquer une capacité d’action militaire. Enfin, je souhaitais montrer que le multilatéralisme pouvait réussir et c’est ce que nous avons fait à travers la conclusion de deux grands accords sur le climat et l’Iran. C’est aussi ce que nous avions recherché pour l’Ukraine.
Mais la situation a considérablement évolué depuis trois ans. J’ai eu à travailler avec des chefs d’État et de gouvernement qui ne sont plus là aujourd’hui. Négocier avec Barak Obama n’est pas la même chose que parler avec Donald Trump. Avec lui, je pense qu’il fallait être tout de suite net, clair et dur, et ne pas penser qu’il pouvait être séduit.
Autre sujet d’envergure que nous traitons dans ce numéro : les municipales 2020. Vous qui avez été maire de Tulle, comment définiriez-vous l’ADN de cette fonction ?
Être maire, c’est être chef d’une famille. Une commune, qu’elle soit d’une taille modeste ou qu’elle représente une grande agglomération, c’est une collectivité d’appartenance. Être maire a une dimension presque charnelle. Un président incarne son pays, mais il effectue son mandat dans une vie politique beaucoup plus heurtée, avec des oppositions très vives. Le maire est toujours dans une forme de rassemblement même si, parfois, des divisions s’opèrent. Comme maire, j’ai toujours été frappé par le sentiment d’appropriation des citoyens à l’égard de cette fonction. On attend de lui qu’il règle tous les sujets du quotidien. Les problèmes de circulation, de stationnement, les fuites d’eau… Finalement, le maire, c’est un peu le plombier de la République !
Le parti LREM se trouve à l’aube d’un exercice difficile puisqu’il n’a pas d’implantations locales. Il risque donc d’avoir beaucoup de mal à mobiliser, surtout depuis le mouvement des Gilets jaunes. Pensez-vous que cela risque de les conduire à l’échec ? Est-ce la revanche des partis traditionnels ?
Nous traversons actuellement un mouvement de dépolitisation que je déplore. La démocratie a besoin d’idées, de controverse, de débats et de grandes organisations représentant toutes les sensibilités de l’opinion pour que l’offre politique puisse être regardée comme une source d’espérance. En revanche, la dépolitisation produit la fragmentation et la dispersion. Les élections de mars prochain donneront sans doute lieu à une multiplication de listes dont beaucoup refuseront toute affiliation partisane.
Aussi je ne pense pas que les bouleversements intervenus en 2017 se reproduiront en mars prochain, il y aura un besoin de stabilité, de référence et de continuité. Les grandes formations politiques, en tout cas leurs représentants locaux, auront sans doute un avantage par rapport aux formations nées d’un prétendu nouveau monde.
Si Sciences Po vous le proposait, accepteriez-vous de revenir donner un cours ?
Oui. Pas sur les inégalités, j’ai déjà donné le meilleur de moi-même là-dessus il y a neuf ans ! [Rires]. Mais sur les institutions, j’aurais plaisir à transmettre mon expérience.
Un message pour nos jeunes camarades étudiants à Sciences Po qui voudraient s’orienter vers la vie politique ?
Engagez-vous ! Cet engagement peut prendre plusieurs formes : associatif, local ou plus politique via un syndicat ou un parti. Chaque génération porte une responsabilité pour l’avenir. Aujourd’hui, il y a suffisamment de défis, climatiques ou démocratiques, pour ne pas rester indifférent. On ne fait pas ces études-là [à Sciences Po, NDLR] en étant spectateur.