Sébastien Lecornu : "C'est plus compliqué d'être maire aujourd'hui qu'il y a 30 ans"
Pour répondre au mal-être des maires, largement exprimé pendant le Grand débat national, le ministre chargé des Collectivités territoriales, Sébastien Lecornu, a porté le projet de loi « engagement et proximité ». Un texte qui, selon ses mots, « permet de revaloriser la commune et le rôle du maire dans notre démocratie ». Les mesures proposées dans cette loi, promulguée fin décembre, suffiront-elles à enrayer la crise des vocations pour les municipales de 2020 ? Le système de la démocratie représentative, au niveau local comme national, est-il en pleine tourmente ? Émile s’est entretenu avec Sébastien Lecornu pour comprendre le contexte et les enjeux de cette réforme.
Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Maïna Marjany
Photos Manuel Braun
Vous qui avez été maire et êtes maintenant ministre des Collectivités territoriales, quelle est votre définition de la fonction de maire ?
D’abord, je vais revenir à ce que dit la loi. Le maire est une figure particulière de notre République, car il a deux visages. Il dirige, d’une part, sa collectivité : à ce titre, il est le visage de la démocratie locale. C’est d’ailleurs le cas en France, comme dans beaucoup d’autres pays. Grâce au maire, la sève démocratique circule sans intervention de tiers. Le second visage, c’est celui du représentant de l’État dans la commune. C’est cette belle particularité française qui donne par exemple au maire le droit de porter son écharpe tricolore, de vous marier en tant qu’officier d’état civil ou encore de dresser des contraventions en qualité d’officier de police judiciaire. Le 5 août dernier, Jean-Mathieu Michel, le maire de Signes (Var) est mort, renversé après avoir tenté de verbaliser une camionnette qui déchargeait illégalement des gravats. Cet événement a remis un coup de projecteur sur la fonction, que l’on oublie parfois, de représentant de l’État dans la commune.
Un maire sur deux ne souhaite pas se représenter en 2020, selon la dernière enquête de l’Observatoire de la démocratie de proximité. On parle aujourd’hui de véritable crise des vocations. Pensez-vous que la loi « engagement et proximité » suffira à y mettre fin ?
Si la loi miracle existait, on l’aurait fait voter depuis longtemps ! À travers ses 120 articles et les nombreuses solutions pratiques qu’il propose, ce texte que nous avons porté avec Jacqueline Gourault ambitionne de répondre à trois sentiments très différents. Premièrement, un sentiment de complexité. C’est plus compliqué d’être maire aujourd’hui qu’il y a 30 ans. D’ailleurs, il est tout autant plus difficile d’être chef d’entreprise ou président d’association aujourd’hui, à cause du « mille-feuille administratif ». Il y a un véritable besoin de simplification, or dans notre pays, simplifier, c’est compliqué !
Deuxièmement, il y a un sentiment de dépossession. C’est d’ailleurs une des remontées du Grand débat national. Lors des 96 heures d’échanges entre le président de la République et les maires, ils ont été nombreux à nous dire : « Je suis quelqu’un d’engagé, je ne fais pas ça pour l’argent, je veux bien me faire engueuler pour ce que j’ai décidé, mais c’est injuste de l’être pour ce qui n’est pas de notre ressort. » Ce sentiment de dépossession s’articule d’ailleurs beaucoup autour de la relation entre le maire et son intercommunalité. Depuis une quinzaine d’années, la France s’est engagée dans une course au gigantisme : nous avons privilégié les grandes régions, les grands cantons, les grandes intercommunalités… Mais dans notre pays, big n’est pas toujours beautiful : on a un rapport particulier avec la place de son village, une relation de proximité avec son territoire, qui est quasi identitaire. À travers le projet de loi « engagement et proximité », nous répondons à ce deuxième sentiment en permettant aux intercommunalités de se scinder en deux et en facilitant le changement d’intercommunalité pour les communes.
Enfin, il y a un besoin de protection. Quand il arrive quelque chose à un policier, un pompier ou un gendarme, la République a des outils pour l’accompagner dans l’épreuve qu’il vient de vivre. Les récentes agressions de maires nous ont fait prendre conscience que rien de tel n’était prévu concernant les élus et qu’il fallait répondre à cela. C’est pourquoi nous rendons obligatoire la protection juridique et, dans les communes de moins de 3 500 habitants, elle sera prise en charge par l’État. Cette protection permettra de disposer d’un accompagnement juridique, mais aussi psychologique, en cas de problème.
Plus globalement, la loi « engagement et proximité » permet de revaloriser la commune et le rôle du maire dans notre démocratie. C’est pourquoi nous avons également une série de mesures pour faciliter sa vie au quotidien et inciter de nouvelles personnes à l’engagement local : des indemnités revalorisées, une offre de formation plus claire et plus accessible, les frais de garde d’enfants ou de personnes handicapées lors des conseils municipaux pris en charge par l’État dans les communes rurales…
Est-ce qu’une loi peut répondre à des sentiments aussi profonds ? La réponse est non. Est-ce une rupture culturelle avec ce qu’on fait depuis 10 ou 15 ans ? La réponse est oui.
Ce sentiment de malaise est à mettre en perspective avec la popularité du maire auprès des Français, c’est la personnalité politique la plus appréciée…
C’est juste, mais force est de constater que la crise de la démocratie représentative commence aussi à toucher la démocratie locale. C’est ce que nous avons vu avec la crise des Gilets jaunes. Les manifestants se demandaient au sujet du président de la République : « Qui est cet homme élu pour cinq ans et qui peut décider en mon nom ? » Très souvent, la suite de la phrase était : « Qui est cet homme avec son écharpe qui vient m’expliquer que je dois quitter le rond-point ? » Dans la famille des hommes et femmes politiques, le maire est certes le plus populaire, mais sera-t-il pour autant toujours protégé et préservé de la crise démocratique profonde que connaît notre pays ?
Pensez-vous que ce projet de loi aurait pu voir le jour s’il n’y avait pas eu le Grand débat ?
Il aurait vu le jour, mais pas avec la même ambition ni au même rythme. Quand je suis arrivé à ce poste, j’avais annoncé une réforme de la loi NOTRe [loi de 2015 visant notamment à renforcer les compétences des régions et des intercommunalités, NDLR]. Sans le Grand débat, elle aurait certainement pris la forme d’une proposition de loi parlementaire flash pour corriger quelques points majeurs de ce qui ne fonctionnait pas avec la loi NOTRe – et il y en avait ! Avec ce projet de loi, nous tournons en bien des points la page de la loi NOTRe, et nous allons même encore plus loin. Les volets « statut de l’élu » et renforcement des pouvoirs de police des maires sont des apports du Grand débat et de la coproduction que nous avons menée. Cela faisait 20 ans qu’on en parlait, c’est enfin inscrit dans la loi.
La loi « engagement et proximité » a vu le jour après le Grand débat, mais surtout juste avant les municipales. Un timing parfait pour le parti de LREM qui manque d’implantation locale ?
C’est une loi qui s’adresse aux élus, aux maires sortants ou aux futurs maires, et non aux électeurs. Est-ce que le fait de prévoir une assurance juridique pour un maire qui se fait agresser permettra de récupérer des voix pour LREM ? Je ne le pense pas. Je ne cache rien du calendrier, j’assume que cette loi a été faite rapidement après le Grand débat car nous avons eu besoin des maires pour l’organiser. J’avais dit : « Les maires sont utiles au Grand débat, il faut que le Grand débat soit utile aux maires. » Le président a tenu à montrer qu’on tenait parole rapidement. Ce projet de loi devait également être adopté d’ici fin 2019 [il a été définitivement voté les 18 et 19 décembre, NDLR] pour que les futures équipes municipales puissent avoir un cadre clarifié pour l’exercice de leur mandat. Mais les municipales, franchement, rien à voir.
La Gazette des communes a pointé une ambiguïté : vous souhaitez remettre le maire au centre du village, tandis que la ministre Jacqueline Gourault ne souhaite pas toucher aux intercommunalités. Avez-vous réussi à trouver un terrain d’entente ?
L’entente est totale, rassurez-vous. Ce n’est pas parce que certains, dans les associations d’élus, prennent un petit plaisir à dire que nous ne sommes pas en phase que c’est le cas. En revanche, Jacqueline Gourault et moi portons des lois dont les champs d’action sont différents. La loi « engagement et proximité » est une loi de réparation qui s’intéresse quasi intégralement à la commune et qui bâtit un nouveau système au sein du bloc communal. La loi « 3 D » [Décentralisation, Différenciation et Déconcentration, NDLR] portée par Jacqueline Gourault interroge quant à elle la relation entre l’État et les collectivités. Certes, le Grand débat a fait remonter un fort besoin de proximité, mais en même temps, contrairement à l’Allemagne, il y a un grand besoin d’État en France.
Le vrai équilibre à trouver ce n’est pas entre la commune et l’intercommunalité, qui ont toutes les deux leur place dans notre pays ; le vrai équilibre, il est entre la liberté et l’égalité. Lors des débats au Parlement, j’ai observé en permanence une concurrence entre ces deux belles valeurs républicaines. D’un côté, la liberté, ou le fait de faire confiance à l’intelligence locale. Cette idée est incarnée par la décentralisation. De l’autre, la question de l’égalité ; si je suis à Vernon, j’ai parfois du mal à comprendre pourquoi je n’aurais pas la même organisation de service public qu’à Lisieux. Nous sommes donc sur un chemin de crête très difficile à tenir. Sans oublier la question de la richesse qui intervient en toile de fond : il est plus facile de prôner la liberté territoriale quand on dispose de beaucoup de moyens, alors que ceux qui ont besoin de solidarité nationale sont plutôt du côté de l’égalité. Le nœud gordien est là.
Votre feuille de route au ministère comprend-elle également la volonté d’enrayer la désertification des centres-villes, et celle de maintenir les services de proximité en région ?
Ce sont évidemment des priorités majeures du gouvernement, mais la réponse ne lui appartient pas à lui seul. L’aménagement du centre-ville, c’est une belle compétence municipale ! J’ai souvent dit aux maires de l’Eure que si certains centres-villes étaient en déshérence, c’était aussi la conséquence de décisions municipales qui ont installé des centres commerciaux aux abords des communes. L’urbanisme est une compétence historiquement décentralisée. En revanche, l’État peut déployer des outils et des moyens pour permettre aux maires de redynamiser leur centre-ville. Et nous le faisons, depuis décembre 2017, avec le plan national Action cœur de ville, qui a pour objectif de revitaliser les villes moyennes.
Un centre-ville, ce n’est pas uniquement des commerces, c’est surtout des logements. Si moins de personnes habitent en centre-ville, moins de personnes y consomment. C’est la raison pour laquelle, dans Action cœur de ville, nous avons mis l’accent sur le logement. De gros investissements ont été faits pour requalifier les logements de centre-ville, lutter contre la vacance, contre l’habitat dégradé et insalubre… Ensuite, sur le volet équipement et espace public, des moyens financiers sont mis à disposition des maires qui ont des projets particuliers. Cela peut être un projet culturel comme faire revivre un théâtre ou un cinéma, ou revoir les cartes scolaires.
Sur ce dossier, l’État a un rôle à jouer, mais ce rôle a évolué. Ce n’est plus la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) de l’après-guerre qui dit : « Voilà le plan, signez là. » Aujourd’hui, nous attendons des élus qu’ils viennent avec leurs propres plans et que l’État propose de les aider soit par de l’assouplissement réglementaire, soit par de la défiscalisation, soit par des outils financiers plus classiques comme les subventions. C’est un renversement de méthodologie. Mais non, ce n’est pas Emmanuel Macron qui va refaire le plan de tel ou tel centre-ville !
Pour mener à bien de grands projets, les municipalités ont besoin de moyens. Que répondez-vous aux maires qui fustigent les baisses de dotation ?
Les dotations de l’État sont stables depuis le début de ce quinquennat. Il s’agit d’une enveloppe de 28 milliards d’euros qui est sanctuarisée et qui ne diminue donc pas au global. En revanche, oui, la DGF (Dotation globale de fonctionnement) peut évoluer soit à la baisse pour certains maires, soit à la hausse pour d’autres. Cela dépend, par exemple, si la commune perd ou gagne des habitants. Ensuite, pour la répartition, nous pratiquons la péréquation dans une logique de solidarité : nous décidons de prendre aux communes qui ont le plus de potentiel financier pour le donner à celles qui en ont le moins. Pour simplifier, des communes riches dans les Hauts-de-Seine vont aider des communes plus pauvres dans les Ardennes à s’en sortir. Forcément, on entend davantage ceux dont la dotation diminue parce que leur population baisse ou parce qu’ils manquent de capacités à lever l’impôt que ceux dont la DGF augmente ! C’est aussi une caractéristique de notre pays.