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Covid-19 et terrorisme : les défis de l’enseignement en 2020

Le monde de l’enseignement en 2020 est confronté à de nombreux défis. À la crise sanitaire inédite qui impacte profondément les institutions scolaires, s’ajoute la menace terroriste accrue depuis l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre dernier. Dans ce contexte, comment aborder les questions relatives à la liberté d’expression avec les élèves ? En quoi le recours au tout numérique impacte-t-il les étudiants et les professeurs dans l’enseignement supérieur ? Plusieurs enseignants ont accepté de partager avec Émile leur ressenti sur cette période particulière. 

Propos recueillis par Charlotte Canizo et Magalie Danican


Adrien Minard

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’enseigner ? 

Je ne fais pas partie de ces professeurs qui, selon un cliché répandu, se seraient lancés dans l’enseignement avec la passion de transmettre chevillée au corps, pour réaliser un rêve de gosse, en bref par vocation. Ce métier s’est petit à petit imposé à moi comme le débouché le plus évident des études d’histoire que j’ai poursuivies après Sciences Po. Une fois l’agrégation en poche, on se retrouve vite devant des élèves, on y prend goût, on se dit qu’enseigner permet de continuer à lire, à apprendre, à faire de la recherche en parallèle, on se réjouit de pouvoir échapper à la vanité des activités mercantiles et puis assez rapidement, sans l’avoir vraiment voulu, on se dit que ça y est, on est devenu « enseignant ». 

Pendant le confinement, les cours à distance ont-ils bouleversé votre manière d’enseigner ? 

Après quelques jours de tâtonnements, il a bien fallu expérimenter ces fameux cours virtuels devenus aujourd’hui si naturels, mais qu’on pouvait à bon droit, au début, considérer avec appréhension. Je m’attendais à ce qu’ils soient résolument interactifs. Les élèves pouvaient avoir accès à d’innombrables ressources en ligne et participer à l’élaboration d’un savoir de manière plus libre qu’en classe, où le regard des autres conduit souvent à une certaine retenue. Mais les choses ne se sont pas déroulées ainsi. D’abord en raison de la fracture numérique : bon nombre de lycéens ne possèdent que le petit écran de leur téléphone portable pour accéder à internet. Et puis curieusement, la solitude de chacun, loin de libérer l’initiative ou la parole, réduit hélas considérablement, chez les élèves, l’envie de participer. L’écran rend passif – on pouvait s’en douter. Alors certes, j’ai connu quelques beaux moments d’émulation collective, notamment dans le cadre du projet « Ruptures », initié par mon collège Sébastian Jung, visant à collecter des témoignages sur l’expérience inédite du confinement, mais il faut reconnaître que beaucoup de cours à distance se sont déroulés à sens unique, comme si ce recours contraint aux nouvelles technologies avait eu pour effet paradoxal de réhabiliter la traditionnelle leçon magistrale qu’on pensait dépassée. 

Aujourd’hui, avez-vous le sentiment d’être revenu à une certaine “normalité” ou la pandémie a toujours un impact sur votre enseignement ?

Nous avons, mes collègues et moi, retrouvé nos marques, mais le port obligatoire du masque entraîne une fatigue plus rapide et, en raison de la dissimulation de nos visages, nous n’avons pas totalement retrouvé nos élèves. Ce morceau de tissu ou de polypropylène produit, sans qu’on en ait forcément une conscience, une impression de séparation vis-à-vis d’autrui. Chacun doit fournir un effort pour faire abstraction de sa difficulté à respirer et se concentrer sur ce qui se passe au-delà du masque. Dans ces circonstances, la préparation du grand oral du nouveau bac est un défi de taille. Les élèves de terminale vont devoir apprendre à surjouer leur expressivité, car ils devront probablement passer cette épreuve masqués.

Quels sont les sujets les plus sensibles du programme scolaire en histoire-géographie selon vous ? Comment les aborder ?

D’après mon expérience et les discussions que je peux avoir au quotidien avec des collègues de différentes disciplines, il y a très peu de sujets suscitant des contestations, et les incidents concernant le contenu de nos enseignements sont fort heureusement assez rares. Certaines personnalités médiatiques se sont fait une spécialité de tenir un discours alarmiste sur les difficultés récurrentes qu’il y aurait, dans certains quartiers, à enseigner la Shoah par exemple, mais il me semble qu’il s’agit là en grande partie d’un mythe. En tout cas, je n’ai jamais rencontré de collègue directement exposé à des oppositions à ce sujet. 

Les seules thématiques à propos desquelles j’ai dû faire face à une remise en cause ouverte et parfois assez vindicative de mon enseignement concernent l’histoire des Turcs. Quelques élèves issus de familles originaires de Turquie sont assez peu réceptifs – c’est un euphémisme – lorqu’on évoque la question kurde ou quand on aborde le génocide arménien. Cependant, des collègues peuvent être confrontés à des contestations très radicales au sujet de l’islam, comme l’a récemment montré l’atroce assassinat de Samuel Paty.

Depuis les attentats de 2015, comment abordez-vous l’enseignement d’éducation civique et moral ?

Cette matière est un peu particulière : c’est, de toutes celles qui sont enseignées dans le secondaire, la plus normative, car sa finalité est d’inculquer les principes éthiques de la vie en société. À la suite des attentats de novembre 2015, j’ai voulu, face à un public de lycéens que je considère comme de jeunes adultes, non pas répéter, de manière incantatoire, les règles du « vivre ensemble », mais donner à étudier, sur la base de sources de première main, l’idéologie djihadiste, afin que les élèves puissent identifier les idées qui amènent les terroristes à tuer. Il s’agit alors d’analyser des textes de propagande diffusés par Daech avec la même distance critique que lorsqu’on étudie des extraits de Mein Kampf dans le cadre d’une leçon sur le nazisme. Aider à comprendre les idéologies mortifères me semble bien plus formateur, du point de vue de la morale et du civisme, que de se contenter de les condamner.


Julia Cagé

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’enseigner ? Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontée aujourd’hui ? 

Pendant longtemps (et en particulier pendant ma thèse !) je pensais ne pas vouloir enseigner et préférer me consacrer uniquement à la recherche. Après quelques expériences en tant que « Teaching Assistant » en thèse, j’ai véritablement découvert l’enseignement quand j’ai rejoint Sciences Po en 2014, et cela a été une formidable découverte ! Le fait de pouvoir échanger avec les étudiants, leur apprendre quelque chose mais également apprendre beaucoup d’eux, est quelque chose d’extrêmement enrichissant, y compris pour mes recherches. L’enseignement est également une façon de convaincre certains des étudiants de faire de la recherche, et de développer ainsi une relation qui commence par un mémoire de master et qui peut finir pourquoi pas par une thèse ! Le fait de devoir créer et préparer des cours est également très important, car cela me pousse à me poser les bonnes questions, et à interroger par exemple des résultats de recherche qui m’auraient paru évidents si je n’avais pas eu à les enseigner.

En quoi l'arrivée du numérique, et plus précisément de l’enseignement à distance, a impacté votre manière d'enseigner ? 

L’enseignement à distance retire malheureusement beaucoup du plaisir de l’enseignement, car il n’y a plus de contact direct avec les étudiants. Sciences Po a fait en sorte que tout se passe au mieux et pour les étudiants, et pour les enseignants, avec des outils très performants comme Zoom, des sessions de formation, mais malheureusement rien ne peut remplacer le présentiel. Ce qui me manque le plus, c’est de ne pas pouvoir voir si les étudiants comprennent ce que je leur enseigne, ce qui les interrogent et ce qu’ils retiennent. Bien sûr, j’ai essayé d’adapter ma manière d’enseigner à l’outil numérique, je fais plus de pauses, j’essaie de générer des questions, je fais des sondages en ligne, etc. mais je crois que rien ne remplacera jamais la qualité d’un cours donné à des étudiants qui sont en face de nous.

Le rapport que vous avez aux étudiants et à la classe se retrouve-t-il complètement changé ? Si oui comment ? 

Dans l’enseignement, il y a le temps passé en classe, et le temps passé juste avant ou juste après la classe ou pendant les pauses, et ces temps sont des occasions essentielles pour découvrir les étudiants en échangeant plus informellement avec eux. Malheureusement, cela disparaît avec le numérique.

L’autre difficulté, c’est de faire participer les étudiants. Quand vous posez une question sur Zoom, certes vous avez des réponses (et heureusement que des étudiants participent activement !) mais malheureusement ce sont le plus souvent toujours les mêmes qui répondent. Le présentiel vous permet d’interroger les étudiants les plus timides ou les plus discrets, de vous promener dans votre amphi pour créer un contact direct ; cela n’est pas vraiment possible avec le distanciel. 

Quelles répercussions l’enseignement dématérialisé a-t-il sur les enseignants ? Sur les étudiants ? 

Je suis aujourd’hui une enseignante « malheureuse » d’une certaine façon, au sens où l’on perd beaucoup du plaisir d’enseigner avec l’enseignement dématérialisé. Mais je croise les doigts pour que ça ne dure pas ! Et que je puisse enfin échanger directement avec mes étudiants.

En ce qui concerne les étudiants, je pense que tous les enseignants font de leur mieux pour qu’ils ne souffrent pas trop du distanciel, mais malheureusement la réalité est que sur Zoom, la qualité de l’enseignement est forcément dégradé. Et je pense que les étudiants perdent aussi – même s’ils savent innover ! – de ne pas être ensemble pendant les cours. Encore une fois, il faut espérer qu’il ne s’agisse que d’une courte parenthèse !


Pierre-Ange Savelli 

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’enseigner ? 

Les motivations pour enseigner sont probablement assez mêlées. J’en verrais au moins deux. Il y a, bien sûr, un aspect intellectuel : se tenir au courant de l’actualité, prendre du recul, transmettre des méthodes. Mais si je suis réaliste, une deuxième motivation est peut-être l’égo ! Il n’est pas forcément désagréable, une fois les études terminées, de passer de l’autre côté de la barrière et de se trouver en position d’avoir un impact sur le devenir des étudiants. Il faut savoir le reconnaître, pour ensuite tenter d’en faire quelque chose qui leur soit utile. 

Selon vous, le rapport que les étudiants ont aujourd’hui à l’enseignement, est-il différent de celui que vous aviez lorsque vous étiez étudiant ? Si oui, en quoi ? 

Par rapport à il y a dix ans, les étudiants sont peut-être un peu plus stressés, un peu plus consuméristes dans leur rapport aux diplômes, un peu plus désabusés. Mais mon propre rapport à l’enseignement a beaucoup varié au cours de mes années à Sciences-Po : en premier cycle (je suis rentré en 2008), j’étais un dilettante et je ne faisais pas grand-chose ; en master, je me suis mis à travailler, modérément en M1 ; puis de manière très machinale et sans aucune implication subjective en M2, tout en préparant l’ENA à côté. J’aurais donc du mal à comparer. Le tout est que chacun définisse le bon niveau d’effort en fonction de ses autres activités en parallèle, et de ses objectifs pour la suite. Et s’autorise de nombreuses heures de lectures vagabondes : plus tard, le temps pourra manquer…

Quelles répercussions l’enseignement dématérialisé pourrait-il avoir sur l'enseignement ? Sur les étudiants ? 

Les répercussions sont massives. Avant le numérique, l’enseignement pouvait être une interaction (y compris en magistral : l’enseignant s’adapte, consciemment ou non, aux réactions de l’auditoire… ou à leur absence). Avec le numérique, il tend à se réduire à une information. A moyen terme, il n’est pas impossible que cela conduise à une plus grande polarisation des modes d’enseigner : la distinction entre cours magistraux et travaux dirigés dans l’enseignement supérieur se transformerait en une autre distinction entre, d’une part, des cours encore plus magistraux (podcasts et vidéos en studio) et, d’autre part, des formats beaucoup plus individualisés (tutorats avec moins d’étudiants, voire « coaching » individualisés). 

Observez-vous une altération ou plutôt un gain en qualité du travail de vos étudiants depuis l’enseignement à distance ?

Dans ce contexte déprimant, il est possible que la motivation et donc la qualité aient un peu diminué. Mais indépendamment de la qualité, l’enseignement à distance tend à transformer le type même de travaux. Là encore, j’anticipe une polarisation croissante dans les années à venir : avec davantage de travaux standardisés d’un côté (de type QCM), et de l’autre davantage de travaux individualisés. Bref, avec plus de tests et plus de papers, mais avec moins d’exercices tels que la dissertation. Si cela se confirme, il ne faut pas sous-estimer les conséquences culturelles à long terme de la disparition de ces exercices, parce qu’ils portent un certain rapport au savoir, à la fois actif et généraliste. C’est-à-dire très exactement ce que souhaitait promouvoir Sciences-Po à sa création…


Emmanuel Dreyfus

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’enseigner ?

Le Sciences Po de la section Service Public, quand cela existait, faisait beaucoup de choses parce qu’il avait échoué à l’ENA... Il y a certainement au départ l’amour de l’Histoire qui, à un certain âge, se transforme en volonté de chercher et de transmettre. Enseigner à des jeunes gens, écrire des articles pour Émile ou pour ses pairs, en sont les facettes variées. Et puis il faut bien vivre. J’ai trois ou quatre générations d’instituteurs et de professeurs d’un côté de ma famille : cela a rendu le changement d’orientation plus naturel. Mais il n’y a pas forcément une si grande opposition entre faire l’histoire et faire de l’histoire, entre l’action politique et administrative, la réflexion sur cette action et le récit que l’on en fait. César, Guizot, de Gaulle, Marc Bloch en sont des exemples.

Pendant le confinement, les cours à distance ont-ils bouleversé votre manière d’enseigner ?

Le métier de professeur est aussi un métier d’acteur, d’orateur au moins, de chef ou de père de substitution d’un petit groupe - ou de mère, les deux tiers sont d’ailleurs des figures féminines. Au mois de mars, le lien était déjà créé. J’ai dans mon lycée plutôt de gentils élèves et ils paraissaient contents de me retrouver et de se retrouver par écran interposé, et surtout comme une voix habituelle et avec des petits messages sur le chat. Mais un professeur fait cours à un groupe d’individus et module son discours selon les réactions du groupe. Face à un ordinateur on parle un peu tout seul.

Aujourd’hui, avez-vous le sentiment d’être revenu à une certaine “normalité” ou la pandémie a toujours un impact sur votre enseignement ?

Entre le moment où l’on m’a envoyé les questions et celui où j’y réponds, beaucoup de choses ont changé. Je dois organiser la transmission de mon savoir pour des élèves que je verrai en demi-groupe un jour sur deux, et leur donner de quoi travailler l’autre jour chez eux, et tout cela a été annoncé le vendredi pour être réalisé le lundi. Entre la réforme du lycée et la crise sanitaire, le professeur passe beaucoup de temps à comprendre les nouvelles consignes, à en attendre d’autres, à s’organiser, à se réorganiser, à tenter de maîtriser de nouveaux outils informatiques, ce que je trouve plutôt moins intéressant que lire des livres d’histoire. Cela vaut pour les élèves aussi. Et garder le masque continûment sept ou huit heures de suite, en parlant et en se faisant comprendre, est épuisant.

Quels sont les sujets les plus sensibles du programme scolaire en histoire-géographie selon vous ? Comment les traitez-vous ?

C’est dans la partie d’histoire du programme que sont les sujets véritablement politiques. Mais l’adolescent Essonnien de quinze à dix-huit ans est presque totalement dépolitisé : si le sujet traité devient sensible pour les élèves, c’est plutôt une réussite de l’enseignant. Je reprends ma casquette de syndicaliste pour rappeler la singulière variété de chaque établissement. Je suis confronté à des professeurs qui souffrent, qui s’interdisent beaucoup, et qui ne sont pas toujours soutenus par leur hiérarchie. Mais disons que dans un lycée qui fonctionne bien, avec des élèves de terminale qui vous aiment bien, on peut sans difficulté, tout en s’attachant à séparer ce qui est fait de ce qui est opinion, et en montrant qu’il peut y avoir sur ces dernières des désaccords entre eux et avec le professeur, aborder la situation au Proche et au Moyen Orient depuis le traité de Sèvres. Avec une petite accumulation de faits historiques et de facteurs multiples, l’élève, quel qu’il soit, trouve le conflit israélo-arabe, d’abord, comme l’Orient, compliqué.

Depuis les attentats de 2015, comment abordez-vous l’enseignement d’éducation civique et moral ? Comment aborder des sujets aussi difficiles avec les élèves ?

Après l’assassinat de Samuel Paty, chaque professeur de France s’est demandé : est-ce que j’ai déjà ou est-ce que j’aurais pu montrer ces caricatures, et est-ce que j’aurais pu mourir ainsi ? C’est la question que fait toujours se poser un attentat terroriste, ce n’est pas forcément la bonne question. Je ne crois pas les avoir déjà montrées en classe, sans en être trop sûr. Je trouve l’humour de Charlie Hebdo d’assez mauvais goût, mais ces images sont devenues un fait historique et politique important…

Monsieur Paty est devenu le professeur de chacun, et ce collègue que nous ne connaissions pas encore très bien, mais avec qui nous allions sans doute devenir ami. L’attentat de Nice, puis le nouveau confinement, ont singulièrement édulcoré les commémorations d’abord prévues dans les établissements. L’enchaînement des faits qui ont conduit à cette mort atroce demeure mystérieux. Le plus bel hommage que l’on pourrait souhaiter pour un professeur d’histoire géographie, le plus utile aussi, ne serait-ce pas maintenant, sans attendre un incertain procès d’assises dans cinq années, d’établir les faits, de les expliquer, et d’en tirer d’éventuelles leçons ?


Astrid von Busekist

 Qu’est-ce qui vous a donné envie d’enseigner ? 

Je ne sais pas si ce fut véritablement une vocation. Mais j’ai été élevée par un père qui adorait faire la leçon : mes amis devaient généralement se soumettre à ses interrogatoires, et nous, enfants, n’étions pas épargnés. La situation était souvent embarrassante, mais j’avais à la maison un excellent pédagogue. J’imagine qu’il a eu une certaine influence.

J’ai été une jeune enseignante, avec le recul, je trouve plutôt insouciante. Rien ne me faisait peur, je pouvais monter un cours sans être hantée par la crainte de ne pas tout savoir sur un sujet. Je suis plus inquiète aujourd’hui, plus attentive aux détails, plus consciente aussi de l’hétérogénéité des niveaux de mes étudiants. Au bon sens, j’essaie, comme le disait Lévi-Strauss, de « bricoler », et d’éviter les pièges de la parole ex cathedra. L’enseignement est une activité à plusieurs : si j’espère transmettre à mes étudiants ce que je sais, chacun d’entre eux contribue aussi à l’élaboration de mon savoir. 

Vous avez enseigné à l’étranger pendant plusieurs années. Y a-t-il des différences majeures dans l’approche de l’enseignement dans les divers systèmes éducatifs que vous avez fréquentée ?  

Sans doute, mais il me semble que les systèmes et les méthodes se rapprochent. J’ai enseigné dans les universités américaines (à NYU notamment, dans ses campus d’Abu Dhabi et de Sydney), en Israël (à l’université de Tel Aviv), en Allemagne (à la Freie Universität de Berlin et à l’université de Francfort où je suis, ce semestre, professeure invitée), en Belgique (à l’université libre de Bruxelles). Le système anglo-américain (l’UTA en fait partie) était autrefois beaucoup plus participatif (y compris dans l’élaboration des cours) et interactif que le nôtre ; de son côté, le système allemand met l’accent sur l’autonomie des étudiants : dès la première année, la plupart des travaux de validation relèvent de la recherche, se font sur une durée longue et dans des formats longs. Il y a quelques années encore, nos étudiants se plaignaient parfois du caractère trop directif de nos enseignements, mais il me semble que Sciences Po a trouvé aujourd’hui un bon équilibre entre la tradition anglo-saxonne et la nôtre.

Quelles répercussions l’enseignement dématérialisé a-t-il sur les enseignants ? Sur les étudiants ? 

Comme le disait un ami, « zoom est le fantasme du puritain post-moderne : plus de travail et moins de plaisir ». Il a raison. L’enseignement dématérialisé est, dans les circonstances actuelles, nécessaire, mais il contrarie la relation pédagogique. Nous devons nous organier autrement, renouveler nos enseignements, imaginer d’autres procédés. Les enseignants doivent s’organiser autrement, maintenir les étudiants dans une disposition d’apprentissage et d’échange, développer leur imagination. La situation dans laquelle se trouvent les étudiants est toutefois infiniment plus difficile. Pour des raisons sociales d’accès à l’informatique (et à la documentation) bien sûr, mais aussi et surtout parce qu’un bon enseignement repose sur un débat argumenté : apprendre les uns des autres, être exposé à la contradiction, tenir publiquement un raisonnement, devoir convaincre, réfléchir ensemble tout simplement, dans le respect des autres et de la différence des opinions et des convictions. Dans cet exercice, à l’évidence, l’écran fait écran.

Quelle est la place de la liberté d’expression dans le discours de l’enseignant en 2020 ? 

Elle est essentielle, mais ne peut pas être totale pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’enseignant se trouve dans une position d’autorité. Il propose une réflexion, il ne l’impose pas. Nous ne sommes pas des législateurs. Le contexte pédagogique importe. Comment distinguer ce qui est dicible et indicible ? En faisant la part de l’état de la science et de ce qui relève de l’opinion et des préférences personnelles. La frontière n’est pas facile, et elle varie selon les enseignements : un cours de philosophie ou de théorie politique laisse à l’évidence plus de place au normatif qu’un enseignement de sciences sociales. 

Ensuite, la liberté d’expression est en France encadrée par une série de lois. Vous ne pouvez pas proférer publiquement des paroles négationnistes, racistes, antisémites ou diffamatoires : cela vaut pour les enseignants comme pour les étudiants. Mais il est parfois difficile d’anticiper les effets d’un raisonnement. Songez au débat sur la discrimination positive ou sur l’avortement. Les individus ont un rapport personnel à ces questions que l’enseignant doit respecter tout en présentant des arguments critiques. La liberté d’expression exige que tous acceptent un certain décentrement. Cela s’appelle l’esprit critique.

Le seuil n’est pas toujours aisé à déterminer. Nous devons distinguer le contenu formel et les effets d’une proposition ; ne pas assigner son interlocuteur à un groupe d’appartenance, et ne pas ignorer ce qui le spécifie, en particulier lorsque celui-ci appartient à un groupe vulnérable. La liberté la plus entière et l’attention la plus grande

L’assassinat de Samuel Paty a-t-il fait évoluer votre conception du rôle de l’enseignant ? 

Non. Mais il nous permet peut-être de mieux préciser le seuil entre la liberté la plus entière et l’attention la plus grande dont je parlais à l’instant. L’universitaire se trouve-t-il dans la même position que ses collègues du Secondaire ? Pour l’essentiel oui. Le libéral le plus convaincu ne peut ignorer qu’il s’exprime dans le cadre d’institutions partagées et qu’il est lié par les principes généraux qui régissent sa société. Ces principes, et en premier lieu la liberté d’expression, sont intemporels, et ils s’imposent à tous. Mais l’universitaire parle à – et avec – des adultes, dont l’esprit est formé et informé. Et cela, me semble-t-il, repousse les bornes de l’expression. Il peut à la fois poser plus fermement la force des principes et ouvrir la discussion sur le politique et le religieux, le particulier et l’universel, l’opinion et la vérité. Avec la conviction que, du débat, surgira un enseignement ferme lorsque la question appelle une réponse ferme.


Lancelot Pecquet


Qu’est-ce qui vous a donné envie d’enseigner ? 

Au cours de mes études, j’ai eu la chance de rencontrer plusieurs enseignants enthousiastes et pédagogues qui m’ont montré qu’un cours pouvait être passionnant et généreux. Je leur en suis infiniment reconnaissant. Cela dit, je crois que je n’ai surtout pas eu le choix car, très tôt, j’ai dû enseigner à un élève particulièrement difficile : moi-même ! Je me pose beaucoup de questions (d’aucuns diraient trop) et, tout au long de mon parcours, j’ai régulièrement été confronté à des raisonnements que j’avais du mal à comprendre. Alors pour ménager mes enseignants qui percevaient parfois mes interrogations comme des contestations, j'ai commencé à m’écrire des cours pour moi-même. Par la suite, j’ai été heureux de pouvoir partager ce que j’avais compris. Je m’applique, en quelque sorte, le principe qu’Aristote énonce dans la Métaphysique : « ce qui prouve que l'on sait réellement une chose, c'est d'être capable de l'enseigner à autrui. ».

Quelles répercussions l’enseignement dématérialisé a-t-il sur les enseignants ? Sur les étudiants ?

L’enseignement dématérialisé ne se résume pas à une visioconférence : il faut repenser l’ensemble des interactions (pédagogie, échanges, évaluations…) en fonction des contraintes et des opportunités numériques. C’est un vrai défi pour les enseignants comme pour les étudiants ! La qualité du matériel, de la connexion Internet et des outils logiciels, un environnement confortable et serein, s’avèrent déterminants pour que l’expérience soit positive et ce n’est hélas pas toujours le cas. Dans de bonnes conditions, l’enseignement dématérialisé présente cependant beaucoup d’avantages : il nous protège pendant crise sanitaire tout en permettant des échanges à visage découvert. Il fait gagner du temps, de l’argent et de l’énergie sur les transports. Un cours n’est toutefois pas qu’un simple transfert de connaissance, c’est un espace de connexion où le contact humain, en personne, et les moments de convivialité sont irremplaçables.

Selon vous, le  rapport que les étudiants ont aujourd’hui à l’enseignement, est-il différent de celui que vous aviez lorsque vous étiez étudiant ? 

A vrai dire, je suis toujours étudiant (je fais un doctorat en psychologie – je vous ai dit que je me posais beaucoup de questions ?) mais, en effet, depuis 25 ans que j’enseigne dans le supérieur, j’ai vu les choses évoluer. Aujourd’hui, pendant mes cours, les étudiants ont, sous les yeux, leur ordinateur ou leur smartphone. Pendant que je parle, ils consultent aussi d’autres sources qui complètent mon propos et qui peuvent même, dans certains cas, le contredire. Les étudiants sont confrontés à une masse d’informations, parfois contradictoires. Je vois mon rôle d’enseignant comme celui d’un guide expérimenté qui leur apporte des points de repère pour s’orienter. Comme celui d’un animateur aussi, en accueillant et en cadrant une dialectique utile pour développer leur esprit critique, au-delà d’un pur apprentissage. En outre, ces échanges me nourrissent et m’obligent, chaque année, à faire preuve d’humilité : je trouve cela très positif !

Croyez-vous que l’enseignement à distance permet une meilleure expression de la pensée ?

Comme je l’ai dit tout à l’heure, organiser un enseignement en ligne est un vrai défi, avec des avantages et des limites. Dans les limites, il y a certaines formes d’autocensure d’enseignants ou d’étudiants qui peuvent avoir peur d’être enregistrés ; une capacité limitée à échanger avec des étudiants dont on perçoit mal les réactions à distance, surtout si leur caméra est coupée et/ou leur micro désactivé ; une perte de certains signaux de communication non-verbale. Inversement, on peut constater que certains enseignements massifs en ligne (MOOCs), où la pensée s’exprime au travers d’une pédagogie adaptée au numérique, ont permis à des centaines de milliers d’étudiants et de professionnels du monde entier d’acquérir de nouvelles compétences. C’est remarquable et cela n’aurait pas été possible en présentiel. Pour exprimer sa pensée, l’enseignement à distance n’est, selon moi, ni meilleur, ni moins bon, que le présentiel : il est différent et il faut apprendre à se l’approprier.