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Retrait américain d'Afghanistan : quels enjeux géopolitiques ?

Le retrait américain d’Afghanistan vient de s’achever dans un contexte chaotique. Pourquoi ce retrait souhaité par le président Obama n’a-t-il été effectif qu’en 2021 ? Une reprise éclair du pays par les talibans avait-elle été prévue par les Américains ? Quelles sont les conséquences, à l’échelle internationale et européenne, de cette opération ? La rédaction d’Émile vous propose de découvrir l’analyse d’Alexandra de Hoop Scheffer (promo 2005), politologue, spécialiste de la politique étrangère américaine, des relations transatlantiques et des questions de sécurité internationale, et directrice à Paris du Think Tank German Marshall Fund of the United States (GMF). Elle vient de publier une longue tribune dans Le Monde sur les implications géopolitiques du retrait américain d’Afghanistan.

Propos recueillis par Maïna Marjany

Patrouille de Marines américains à Kajaki en Afghanistan, en 2012. (Crédits : GoodAndy/Shutterstock)

Le président Obama est le premier à avoir amorcé le retrait des troupes américaines d’Afghanistan. Pourquoi ce choix ? Était-ce avant tout un choix de stratégie militaire ou une réponse à une demande grandissante de la population américaine ?

L’obsession du président Obama était la même que celle affichée aujourd’hui avec détermination par le président Biden, à savoir retirer les troupes américaines d’Irak et d’Afghanistan avant son départ de la Maison-Blanche, de tourner la page de ces deux longues guerres post-11 septembre 2001. L’année 2014 était censée être l’année du retrait militaire d’Afghanistan. Mais la réalité du terrain - la pression de l’Etat islamique en Irak et la poussée tous azimuts des talibans ainsi que l’apparition brutale de l’Etat islamique en Afghanistan - a obligé le président Obama à différer le désengagement militaire.

Alexandra de Hoop Scheffer (DR)

Le retrait d’Irak en 2011 s’est avérée être une erreur stratégique, qu’il n’a pas souhaité répliquer en Afghanistan. Le Pentagone, le Congrès et la majorité des experts de politique étrangère ont exercé une très forte pression pour maintenir la présence militaire. Joe Biden, alors vice-président d’Obama, était, parmi les membres de l’administration, le plus en faveur d’un retrait d’Afghanistan et d’un resserrement de la mission autour de la lutte contre le terrorisme.

Quant à l’opinion américaine, cela faisait déjà plus d’une décennie qu’elle ne prêtait déjà plus vraiment attention à l’Afghanistan, car dès mai 2003, le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld annonçait la fin des « combats majeurs » en Afghanistan, désormais concentrés en Irak. Quand le GMF avait interrogé dans les Transatlantic Trends de 2014 l’opinion américaine sur son soutien à la mission de stabilisation de l’OTAN en Afghanistan, 53% avaient répondu en faveur de la mission et 40% en défaveur.

Face aux talibans, mais aussi à la menace de l’EI, Obama avait donc finalement différé le rapatriement des troupes. C’est ensuite Donald Trump qui a « sonné le retour à la maison » des soldats américains, puis c’est le président Biden qui a finalisé l’opération. Les trois administrations avaient-elles des approches très différentes du sujet ?

Les trois administrations ont en commun le même désir de mettre fin aux « guerres sans fin » de l’après-11 septembre 2001 et de se concentrer sur les « intérêts vitaux » des Etats-Unis, à savoir la compétition avec la Chine, notamment dans le domaine technologique et économique, les investissements dans les infrastructures américaines, et le climat (en ce qui concerne Obama et Biden). Les interventions en Irak et en Afghanistan sont perçues comme des « distractions stratégiques », qui ont empêtré les Etats-Unis dans des conflits extrêmement complexes et permis à la Chine de renforcer sa puissance militaire et économique. Les trois administrations partagent ce même sentiment d’urgence de rattraper le retard pris, en réinvestissant dans les infrastructures et la technologie américaines afin de pouvoir continuer à peser face à la Chine.

Obama, Trump et Biden partagent aussi la même erreur stratégique d’avoir fixé des dates butoir pour le retrait militaire américain, créant un sentiment perpétuel de départ imminent qui a réduit la capacité des responsables américains à planifier à long terme et les ont privés d’un levier qui aurait pu être utilisé pour inciter les talibans à négocier avec le gouvernement afghan.

À la différence de ses deux prédécesseurs, Biden est le premier président américain à opérationnaliser le retrait d’Afghanistan sans condition, reflétant aussi la volonté de Biden de résister à la pression des militaires et de l’écrasante majorité de la communauté des experts américains qui plaidaient pour un maintien d’une présence militaire minimale et indéfinie sur le terrain.  

Comment s’est effectué le passage de flambeau entre l’administration Trump et Biden ? L’opération a-t-elle été suffisamment bien préparée ?

Il y a clairement un problème de compétence, qui dépasse la transition de l’administration Trump à l’équipe Biden, et qui est un problème structurel aux interventions militaires américaines, relevant pour moi de la cécité stratégique et culturelle des administrations américaines successives, notamment lorsqu'il s'agit du Moyen-Orient. Tous les commandants militaires ou diplomates américains que j'ai pu interroger au sujet de l'Irak et de l'Afghanistan depuis 2001 ont reconnu qu'ils n'avaient pas une connaissance suffisante (voire aucune) de la culture locale, des traditions, etc. de ces pays, pour pouvoir opérer correctement sur le terrain. Ce défaut de "cultural awareness" (malgré l'expertise parfois très pointue qui existe dans les milieux académiques et think tanks américains), condamne de facto la capacité des États-Unis à interagir avec les acteurs sur le terrain et à mener à bien leur mission. Le retour d'expérience d'Afghanistan (et d'Irak) qui ne fait que commencer, devrait inciter à la refonte de la formation des diplomates et des militaires américains déployés sur des terrains complexes. 

Les « Afghanistan Papers » parus en 2019 montrent que les informations fournies par les services de renseignement américains aux présidents Obama, Trump puis Biden, étaient délibérément « optimisés » dans une volonté de pouvoir montrer des résultats rapides et obtenir les fonds alloués par le Congrès pour les opérations extérieures. Cet effet d’embellissement de la réalité et donc de camouflage de la déliquescence de l’armée et des institutions afghanes, transmis d’une administration à l’autre, n’a fait qu’entretenir l’illusion d’une « afghanisation » en voie de réussite (à savoir une prise de responsabilité de la sécurité par les Afghans eux-mêmes) alors qu’en réalité les missions de formation des forces de sécurité afghanes (« train and assist ») ou de « capacity building », en grande partie effectuées par des entreprises militaires privées, n’ont pas servi à préparer ces forces à être autonomes une fois les forces internationales retirées. Le dernier rapport du SIGAR (Special Inspector General for Aghanistan Reconstruction) est très éclairant à ce sujet.

 

Les stratèges américains avaient-ils anticipé un tel scénario, avec une reprise éclair des principales villes afghanes par les talibans, avant même que les Américains n’aient finalisé leur retrait ?

Oui, ce scénario avait été anticipé, mais pas avec un délai aussi court. Un rapport des agences de renseignement datant du 9 avril indiquait alors que « le gouvernement aura du mal à tenir les talibans à distance si la coalition retire son soutien ». En juin, elles estimaient ce délai à six mois. Cela pose une vraie question quant à la crédibilité de ces renseignements. L'ambassade américaine à Kaboul, en date du 13 juillet, mettait en garde contre un effondrement rapide du gouvernement afghan après le retrait des Américains.

Avec le recul limité dont on dispose pour le moment, peut-on dire que le retrait des troupes américaines était une mauvaise décision ou une bonne décision mal effectuée ?

Le retrait américain était inévitable et attendu par les Américains, mais c’est la manière dont il s’est fait qui a surpris tout le monde et ébranlé la confiance des alliés envers les États-Unis. Réalisée dans la précipitation, l’évacuation s’est faite à l’envers : au lieu d’évacuer dans un premier temps les civils américains, les alliés afghans, pour ensuite évacuer les militaires et le personnel diplomatique, et quitter les bases militaires, c’est l’inverse qui s’est produit : ainsi, la fermeture anticipée dès début juillet de la base Bagram, pivot des opérations américaines depuis 2001, a privé les États-Unis d’une précieuse plateforme logistique pour les opérations d’évacuation.

Le secrétaire à la défense américain, le général Austin a averti en juin qu’Al Qaida pourrait se reconstituer en Afghanistan en deux ans après le retrait des troupes américaines. Mais là aussi, on peut déjà anticiper un délai beaucoup plus court.

Dans votre récente tribune pour Le Monde, vous dites qu’« en retirant les troupes d’Afghanistan, Biden souhaite mettre fin à l’ère post-11 septembre 2001 et fait pression sur ses alliés européens pour qu’ils intègrent dans leurs réflexions stratégiques l’endiguement de la puissance chinoise ». Ce retrait marque-t-il donc une étape décisive dans une modification de la doctrine américaine à l’international ?

En effet, le désengagement militaire des États-Unis est à analyser comme une tendance lourde de la politique étrangère américaine depuis plus d’une décennie et qui se caractérise par un recalibrage des priorités déjà à l'œuvre sous les deux précédentes administrations Obama et Trump (avec un focus sur la Chine et la compétition technologique).

L’hyper-interventionnisme post-11 septembre 2001 a plongé l’Amérique et ses partenaires dans une phase que je caractériserais d’« anesthésie stratégique », entretenue par la « guerre globale contre le terrorisme » qui a entravé toute forme de réflexion sérieuse sur les évolutions de l’environnement stratégique contemporain. La lutte contre le terrorisme a affaibli la créativité diplomatique et la capacité des États-Unis et de leurs alliés européens à réagir aux changements géopolitiques, comme en témoignent les revirements en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et au Sahel, les balbutiements de la réflexion européenne sur ces sujets, et l’incapacité des gouvernements à expliquer les objectifs de leurs engagements militaires auprès d’opinions publiques de plus en plus sceptiques.  

Toutefois, ce changement de paradigme rappelle les inflexions déjà données par les prédécesseurs de Biden, dès le début de leur mandat, de GW Bush à Trump, qui ont tous souhaité recentrer la politique américaine sur la compétition avec la Chine et la Russie. Cette vision fut vite bousculée par les attentats du 11 septembre 2001 et les crises au Moyen-Orient et en Afrique, mobilisant la puissance militaire américaine. En raison de sa place géostratégique dans la compétition avec la Chine et la Russie, et des risques de résurgence de la menace terroriste, l’Afghanistan et l’Asie centrale de manière générale resteront une zone hautement stratégique. Dans ce contexte, on peut anticiper une réintervention américaine (sous une forme directe ou indirecte) dans la région dans les mois ou années à venir.

Cet épisode peut-il, selon vous, encourager les Européens à s’unir et se coordonner davantage pour les interventions militaires, afin de moins dépendre des États-Unis ? 

L'Europe doit reconnaitre que les États-Unis traversent une crise d'identité sans précédent chez eux et à l'international et que cela induit des réorientations stratégiques qui impactent directement ses intérêts.

L’Afghanistan concentre tous les aspects de la dépendance des Européens à l’égard des États-Unis : politique, stratégique, opérationnelle. Les puissances européennes ont suivi les États-Unis en Afghanistan par solidarité avec eux en réaction aux attentats du 11 septembre 2001. Mais la solidarité ne peut pas faire la stratégie. Dans le cas de la France, l’opinion n’a jamais compris le sens de l’engagement français en Afghanistan, et le retrait anticipé entre 2011 et 2014 en a été une conséquence.

L’attachement affiché par Biden au multilatéralisme et à la consultation avec les alliés, camoufle en réalité une tendance structurelle des administrations américaines successives au contournement des alliés des États-Unis lorsqu'il s'agit de prendre des décisions hautement stratégiques. L'OTAN est considérée par Washington comme un outil devant servir les intérêts globaux américains, et on voit à quel point nous, Européens, sommes dépendants des décisions américaines, même quand elles mettent à mal nos intérêts et la sécurité de nos alliés.

La France est le seul pays européen qui a compris et intégré dans sa réflexion stratégique cette trajectoire de désengagement américain, appelant ses partenaires européens à s'unir autour de l'urgence de développer une plus grande autonomie décisionnelle, opérationnelle et politique vis-à-vis de Washington. Avec les années Trump et la prise de conscience aujourd’hui que Biden ne fera pas plus d’effort pour consulter ses alliés, le débat sur l’autonomie stratégique a évolué en Europe, y compris à Berlin, voire même à Varsovie, avec des nuances bien sûr, et le débat britannique est aussi en train d’évoluer suite à ce que certains responsables qualifient de plus grande crise de confiance avec les États-Unis depuis la crise de Suez.

L’Union européenne doit tirer toutes les leçons de l’expérience afghane et mettre ne place une force de réaction rapide européenne, capable d’agir en cas d’urgence, une proposition déjà faite en mai dernier par quatorze pays membres de l’UE, dont la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, l’Autriche, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Grèce, Chypre, la République tchèque, le Portugal, l’Irlande et la Slovénie.

Ce départ chaotique du pays risque-t-il d’avoir un impact sur la crédibilité américaine en matière d’interventions militaires à l’étranger ?

Bien sûr, même si la question de la fiabilité de notre alliance avec les États-Unis s'est déjà posée dans le passé : en 2013, l'épisode de la ligne rouge sous Obama, par exemple, avait déclenché le même débat en France. Les échecs des interventions en Irak et en Afghanistan ont plongé de manière durable les États-Unis dans une phase où ils seront beaucoup plus sélectifs dans leurs engagements militaires, et il faut que les Européens l'intègrent.

La réalité est que les États-Unis et les Européens sont de plus en plus dans une logique de sous-traitance des crises aux acteurs régionaux, pas seulement en Afghanistan, mais aussi en Irak, en Libye, en Syrie et au Sahel, ce qui implique une perte de contrôle du terrain. Pour répondre aux implications migratoires de la crise afghane, la Commission européenne régionalise la réponse en apportant son soutien aux pays voisins de l'Afghanistan, comme le Pakistan et le Tadjikistan, afin qu'ils puissent accueillir les candidats à l'exil.

L'OTAN quant à elle, restera une alliance pilotée par les intérêts américains, comme le montre aujourd'hui la manière dont la Chine est mise au centre de l'agenda otanien sous l'impulsion de Washington. Il a toujours été question de « l'Amérique d'abord », et Biden poursuit cette politique. Or, les alliances fonctionnent lorsque leurs deux principes fondateurs - la prévisibilité et la solidarité - sont solides. Ces deux principes ont été fragilisés depuis le 11 septembre 2001. L’avenir de la relation transatlantique dépend de notre capacité, Européens et Américains, à redéfinir les priorités du partenariat transatlantique et les principes d’un partage des responsabilités. C’est la mission que j’entreprends au quotidien au German Marshall Fund of the United States à Paris, en étroite collaboration avec les gouvernements européens et Washington.