Football : le sport roi ?
Popularité du ballon rond, « culture foot » en France, différence de traitement entre les sports… Le spécialiste du football Thibaud Leplat nous livre son analyse. Diplômé de Sciences Po (promo 03) et d’un master en philosophie, il est notamment l’auteur de Football à la française (Solar) et La Magie du football, pour une philosophie du beau jeu (Marabout). Consultant, Thibaud Leplat collabore régulièrement avec plusieurs médias (So Foot, RMC…), des éditeurs de jeux vidéo (Electronic Arts) et enseigne régulièrement la philosophie sur le campus de Sciences Po, à Menton, depuis 2015.
Propos recueillis par Maïna Marjany
Comment expliquer que le football soit l’un des sports les plus populaires au monde ?
D’abord, son universalité tient à sa facilité. C’est l’un des rares jeux dont les règles sont connues de tous, même de ceux qui ne le pratiquent pas. Rien de plus simple ni de plus intéressant que le geste de se renvoyer un ballon avec les pieds. En ce sens, c’est une pratique que l’on retrouve de la dynastie Han, en Chine, jusqu’aux Incas, en passant par l’Égypte des pharaons et bien sûr l’Angleterre victorienne, qui l’a codifiée et lui a donné la forme que l’on connaît aujourd’hui. L’universalité du football est à comparer avec celle d’expressions artistiques comme la musique ou le théâtre. Sans trop forcer le trait, je crois qu’on peut qualifier le football davantage comme moyen d’expression que strictement comme pratique physique. L’interdiction de l’usage de la main et l’obligation d’utiliser un membre uniquement moteur (le pied) comme organe de préhension à la place de la main est à rapprocher des contraintes créatives de la littérature (dire des choses uniques avec le langage du commun) ou de la peinture (représenter l’invisible dans le visible). À mon sens, on ne saisit pas la grandeur de ce jeu si on ne comprend pas la profondeur créatrice de l’interdit de la main. Comment faire sien un ballon quand on ne peut pas l’attraper ? C’est la question première d’où découlent toutes les autres.
Est-ce qu’il existe une « culture foot » en France ? Où puise-t-elle ses racines ?
Il y a une culture du football assez ancienne en France, mais paradoxale. Elle trouve ses racines dans des pratiques rurales comme la soule et dans la grande inventivité des premiers dirigeants du football institutionnel. Si les Anglais ont codifié le football moderne, les Français lui ont donné un cadre institutionnel inspiré de notre goût pour le multilatéralisme. Sur le modèle de la SDN, puis de l’ONU, nous avons inventé la FIFA, l’UEFA ou les grandes compétitions comme la Coupe du monde, la Coupe d’Europe ou encore le Ballon d’or et la presse internationale de football (France Football). Les élites françaises ont rapidement perçu le potentiel universaliste de ce jeu et ont tout mis en œuvre pour en organiser le développement. En France, le pouvoir gaulliste en a fait un outil de grandeur et a encouragé l’invention des centres de formation et des instituts nationaux de haut rendement comme Clairefontaine. Ces structures ont été copiées par un très grand nombre de fédérations étrangères.
Cette culture institutionnelle est un élément très important et malheureusement trop souvent oublié. La France n’est pas un pays de football de la même manière que l’Angleterre ou l’Espagne, mais elle a eu une influence considérable dans le développement de ce jeu, tant d’un point de vue institutionnel, culturel, que sportif. Faut-il rappeler par ailleurs que la France est le pays de Montherlant et Camus (grands amateurs de football), mais aussi celui de Kopa, Platini, Zidane et Mbappé ?
Avez-vous l’impression que le foot fait « de l’ombre » aux autres sports ?
J’ai tendance à penser qu’il y a une différence de nature entre les sports plus confidentiels (en termes de licenciés) et le football. Le simple fait de l’universalité évoquée précédemment permet de saisir assez sereinement la différence de traitement entre les sports. Cette question précise, par exemple, ne pose pas de problème éthique aux Espagnols, qui justifient facilement les privilèges de rémunération ou de promotion du football par le fait qu’il soit le « sport roi ».
En France, la tradition républicaine de développement du territoire rend cette coexistence plus difficile. L’État et les collectivités locales sont des instruments très importants dans le développement du sport et le financent en grande partie. Les sports deviennent donc concurrents. Les privilèges du « sport roi » sont plus difficiles à accepter dans la mesure où certains aiment y voir une inégalité de traitement injustifiée.
Or, je crois qu’on ne peut pas comparer la pratique de l’athlétisme, du handball ou de la natation avec celle du football. Il faut s’intéresser à son impact global dans la société française : en termes de spectacle (15 millions de téléspectateurs pour un grand match de l’équipe de France), de pratique (deux millions de licenciés, sans compter la pratique informelle) ou de divertissement comme les jeux vidéo dédiés (la simulation FIFA est le produit culturel le plus vendu en France chaque année).
Pensez-vous que le sport n’est pas assez valorisé dans la société française (éducation, carrière, reconversion…) ? Le sport fait-il encore partie d’une culture populaire qui s’opposerait à une culture plus bourgeoise, considérée comme plus légitime ou du moins plus noble ?
Du fait de la politique territoriale et de la forte influence de la puissance publique dans le développement et le financement de ce sport, on a eu peut-être tendance, paradoxalement, à sectoriser le football, à le cantonner à une simple mission d’aménagement du territoire, à certaines classes sociales. À ce titre, il a été mis dans les mains de « techniciens » dévoués (souvent diplômés en Staps), mais retiré de celles des humanistes et intellectuels qui l’ont longtemps porté (Jules Rimet, Robert Guérin, le fondateur de la FIFA, Gabriel Hanot, qui a participé à la création de L’Équipe et France Football).
Ce que j’ai pu constater, en revanche, c’est le très grand dynamisme de nos collègues européens à l’heure de mettre sur pied des formations de haut niveau pour faire émerger des profils inventifs de futurs cadres et leaders des organisations internationales sportives. En Espagne, en Suisse, en Angleterre, en Italie, il existe des diplômes de niveau bac +5 dédiés aux métiers de l’administration publique et privée du sport et du football en particulier (la FIFA est partenaire du master Management, droit et humanités sportives des universités de Leicester, Bocconi – à Milan –et de l’Université de Neuchâtel). C’est une piste intéressante quand on sait que la FIFA a installé cette année une partie de son nouveau siège à Paris. Pour l’instant, en France, seules les écoles de management ont dédié des formations spécifiques aux « métiers du sport ».
Mais on a également besoin de former des profils humanistes et généralistes qui sauront rappeler la contribution naturelle du sport au bien commun. Il y a sans aucun doute un « intérêt général » à entretenir et cultiver le sport (et le football en particulier). C’est en tout cas ce que j’ai appris, notamment, sur les bancs de Sciences Po.
Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.