Dominique Rousseau : "L’imaginaire des sociétés est en décalage avec celui des institutions"

Dominique Rousseau : "L’imaginaire des sociétés est en décalage avec celui des institutions"

Professeur de droit constitutionnel, Dominique Rousseau vient de publier Six Thèses pour la démocratie continue (Odile Jacob), une notion dont il est le concepteur. Dans cet ouvrage, le juriste analyse les failles de notre système démocratique actuel et détaille les réformes constitutionnelles qu’il estime nécessaires. Rencontre.

Propos recueillis par Selma Chougar et Maïna Marjany

Nuit debout à Strasbourg en avril 2016 (Credits Hadrian, Shutterstock)

Face à la défiance croissante des citoyens vis-à-vis de leurs représentants, la hausse de l’abstention ou encore le tropisme d’une partie de la jeunesse pour l’autoritarisme, considérez-vous que nous assistons à la fin de la démocratie représentative ? 

Les symptômes que vous avez identifiés marquent bien, de mon point de vue, la fin d’un cycle : celui de la forme représentative de la démocratie. Selon les continents, elle connaît des soubresauts et elle n’est pas totalement terminée. Je rajouterais un autre symptôme : lorsqu’un homme ou une femme politique a été élu, quelques mois ou quelques années après, ses propres électeurs entrent en rébellion contre lui, peu importe la couleur politique ou la personnalité élue. La légitimité électorale s’épuise très rapidement. 

Autrefois, l’élection faisait le lien entre les citoyens et la personne élue, qui gouvernait pendant quelques années sur la base de cette confiance. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Un citoyen est capable de voter pour Emmanuel Macron le dimanche et d’être en grève contre lui le lendemain. Les citoyens ne se considèrent plus tenus par leur vote, de sorte que les gouvernants ont beaucoup de mal à gouverner puisque, d’habitude, ils s’appuyaient sur le suffrage universel pour asseoir leur légitimité électorale. 

« La représentation est la faille permanente de la démocratie représentative. »

Par ailleurs, l’expression « démocratie représentative » est contradictoire en soi, c’est un oxymore. La représentation a été considérée dès le départ comme n’étant pas un régime démocratique. Sieyès disait : « La France est un régime représentatif, elle ne saurait être une démocratie. » Au départ, on faisait bien une distinction entre le régime représentatif et la démocratie. Les révolutionnaires de 1789 avaient l’honnêteté de dire que le régime représentatif n’était pas la démocratie. Aujourd’hui, l’habitude a été prise de considérer que la forme représentative pouvait être qualifiée de « démocratique ». La représentation est la faille permanente de la démocratie représentative. À tout moment, ceux qui sont représentés peuvent refuser que l’on parle en leur nom. C’est ce que l’on voit actuellement sur tous les continents, ce que l’on appelle la colère du peuple.

Nous avons parlé des symptômes, mais quelles seraient les causes de cette défiance des citoyens vis-à-vis de leurs représentants ? Vous parlez de la fin d’un cycle, est-ce simplement le signe d’un changement d’époque ?

Non, je crois que c’est plus profond. Je dirais que ça doit être aussi profond que lorsqu’on est passé de la légitimité de droit divin à la légitimité électorale, au XVIIe siècle. Nous sommes dans une période un peu semblable, où les repères routiniers sur lesquels les citoyens et les hommes politiques s’appuyaient s’affaiblissent et, parfois, s’effondrent dans divers domaines en même temps. Tous les secteurs dans lesquels les individus inscrivent leur vie personnelle, amoureuse, professionnelle, cèdent au même moment.

« Aujourd’hui, il y a un décalage entre les idées et les institutions. »

Les sociétés sont donc à la recherche d’un nouveau cadre de vision, d’analyse et de compréhension du monde dans lequel s’insérer. En l’espace de quelques années, c’est toute la géopolitique qui a été transformée : l’URSS n’existe plus et fait place à la Russie, la Chine qui ne pesait presque pas est devenue une des puissances mondiales. Avant, les « bons » étaient à l’ouest et les « méchants » à l’est, aujourd’hui, on ne sait plus où ils sont. C’est ce moment-là qui est la cause de ce que vous appelez la crise de la forme représentative de la démocratie. Les institutions actuelles ont été pensées et élaborées au XIXe siècle. Sont-elles toujours pertinentes pour les sociétés d’aujourd’hui ? Est-ce que les institutions parlementaires sont des institutions connectées avec la réalité de la vie des gens ? 

Aujourd’hui, il y a un décalage entre les idées et les institutions. Je ne parle pas simplement d’institutions politiques, je parle de l’institution de la famille, de l’école, de l’université et des entreprises. L’imaginaire des sociétés est en décalage avec l’imaginaire des institutions, cela provoque une situation où les institutions continuent de fonctionner, mais les citoyens ne s’y intéressent plus. Il faut les reconnecter.

« Aujourd’hui, ce qui intéresse les citoyens et les citoyennes, ce n’est pas la forme de l’État, mais la forme de vie. »

Avons-nous déjà évolué vers d’autres formes de régime politique ? Quand on voit, dans le monde, des tendances à l’autoritarisme, pensez-vous que ce modèle sera dominant à long terme ou réussira-t-on à trouver une autre forme dans laquelle le peuple aura plus d’espace ?

Dans un tel moment, tout est possible : le pire à travers l’autoritarisme ou le populisme, ou le meilleur à travers la reprise en main par les peuples de leur destinée. Jusqu’à présent, on s’est concentrés sur la forme de l’État à travers un régime parlementaire, présidentiel ou semi-présidentiel. Aujourd’hui, ce qui intéresse les citoyens et les citoyennes, ce n’est pas la forme de l’État, mais la forme de vie. Comment vit-on en société ? Par quelles institutions cette forme de vie se réalise ? Soit les peuples vont avoir cette capacité d’imaginer des institutions qui correspondent à la réalité de vie d’aujourd’hui, soit on ira vers des régimes populistes. Ce qui veut dire que, dans ce moment historique, rien n’est joué. 

Pour aller au bout de cette réflexion, est-ce que, justement, la démocratie continue que vous avez théorisée pourrait-être une réponse à cette crise ?

Ça reste à mettre en place. Cette notion de démocratie continue, je l’ai pensée et écrite pour la première fois en 1992 en réaction à l’ambiance de l’époque, qui consistait à dire que l’Histoire était terminée, à la suite notamment de la chute de l’Union soviétique et des dictatures en Amérique latine ou encore du livre de Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme. Le libéralisme l’avait emporté sur le communisme en économie, la démocratie sur les dictatures. 

Je n’étais pas d’accord avec cette idée, je pense que l’Histoire continue et que la démocratie continue. À partir de là, j’ai essayé d’imaginer quelle pourrait être une nouvelle forme de démocratie, que j’ai appelée « la forme continue ». L’état actuel de ma réflexion se trouve dans Six Thèses pour la démocratie continue. 

Assemblée nationale (crédits : flickr, Mathieu Delmestre)

En parallèle de la montée de l’abstention aux élections, d’autres formes de participation politique se sont développées, tels que le mouvement des « gilets jaunes », les marches de la jeunesse pour le climat, les pétitions en ligne ou encore l’activisme sur les réseaux sociaux. Qu’en pensez-vous ?

Une partie des abstentionnistes se considèrent tout autant citoyens, voire davantage citoyens, que ceux qui votent. Parce qu’ils font grève, se rendent à des manifestations, signent des pétitions, participent à des conseils de quartier et, pour eux, ce sont des actes citoyens. La démocratie continue signifie que la démocratie ne s’arrête pas au vote, mais qu’elle continue entre deux moments électoraux. La démocratie se vit en continu et il faut donc, au quotidien, que les citoyens puissent agir, intervenir et construire les politiques publiques locales, régionales, nationales, européennes et mondiales. Il faut d’autres instruments que le vote.

« Je défends l’idée d’inscrire dans la Constitution ce que j’appelle les “assemblées primaires de citoyens”. »

Le vote, c’est l’instrument de la démocratie représentative et électorale. Les instruments de la démocratie continue, ce sont la pétition, la réclamation, les manifestations, les conseils de quartier, les recours devant les juges français – je pense à L’Affaire du siècle, par exemple. 

Je défends l’idée d’inscrire dans la Constitution ce que j’appelle les « assemblées primaires de citoyens ». Ces assemblées regrouperaient tous les électeurs inscrits dans une circonscription électorale et le député de cette circonscription aurait l’obligation de les réunir pour que cette assemblée délibère, discute et échange sur les projets et propositions de loi, avant qu’ils ne soient discutés à l’Assemblée nationale.

Et quelles seraient les institutions de la démocratie continue que vous appelez de vos vœux ? Y aurait-il encore une place pour un président, un Parlement ?

Je pense que l’un des problèmes politiques les plus importants aujourd’hui est le rapport des peuples à l’institution. Les citoyens et citoyennes ont tellement été exclus de la décision politique par le jeu des institutions que beaucoup remettent en cause leur existence même. Dans la colère des peuples aujourd’hui, il y a une tentation à la critique systématique des institutions qui sont considérées comme un obstacle à la « vraie » démocratie. Une démocratie n’aurait pas besoin d’institutions. Le mouvement « Nuit debout » ou celui des « gilets jaunes » ne voulait pas d’institutions, pas de représentants. Dès qu’une personne semblait vouloir représenter les « gilets jaunes », elle était immédiatement mise hors-jeu. 

Or, je pense qu’il ne peut pas y avoir de démocratie sans institutions, dans la mesure où les institutions sont les formes qui permettent d’inscrire dans la durée l’énergie qui sort de la société. La société produit de l’énergie, elle produit des idées, des normes. Mais s’il n’y a pas des institutions qui portent dans la durée ce qui sort de la société, ça retombe. Il faut donc des institutions, mais qui n’étouffent pas l’énergie issue de la société.

D’où l’importance des lanceurs d’alerte. Ce sont des citoyens, non élus, qui se rendent compte d’un certain nombre de dysfonctionnements dans une institution – leur lieu de travail, par exemple – et qui le mettent sur la place publique, la presse ou les réseaux sociaux. Cela va éviter que l’institution n’étouffe l’énergie de la société. Les grandes affaires de notre temps sont sorties grâce à des citoyens ordinaires qui étaient à l’intérieur de leur entreprise et ont dévoilé ce qu’il s’y passait. Ça a obligé les institutions à se réformer et à rester connectées avec l’énergie de la société. Je suis donc pour la reconnaissance dans la Constitution du statut de lanceur d’alerte.

Quels changements envisageriez-vous au sein de nos institutions ? 

Si on reste sur le plan politique, je suis partisan d’un régime parlementaire : je souhaite que le président de la République ne préside plus le Conseil des ministres. Que le Conseil des ministres soit présidé par le Premier ministre et qu’il se tienne à Matignon et non à l’Élysée, de sorte qu’on débranche le président de la République des lieux où se prennent les décisions et qu’on remette la responsabilité de la décision au Premier ministre, en relation avec le Parlement.

« Je suis favorable à l’idée de défendre un contrat de législature, c’est-à-dire le fait que l’Assemblée nationale élit et désigne le Premier ministre, avec par conséquent un contrat qui les lie. »

Je suis favorable à l’idée de défendre un contrat de législature, c’est-à-dire le fait que l’Assemblée nationale élit et désigne le Premier ministre, avec par conséquent un contrat qui les lie. Et si le contrat est rompu, ils retournent tous deux devant le peuple, c’est-à-dire que si les députés votent une motion de censure et font tomber le gouvernement, le gouvernement tombe, mais l’Assemblée nationale est dissoute. 

L’usage du référendum est-il, selon vous, une bonne idée pour associer davantage le peuple aux décisions politiques ?

« Le référendum me paraît un faux instrument démocratique.»

Le référendum me paraît un faux instrument démocratique. En réalité, c’est un acte d’acclamation. En théorie, on vote pour répondre « oui » ou « non » à une question, mais c’est le plus souvent à une personne que l’on s’adresse. On présente généralement le référendum comme l’instrument idéal de la démocratie. Pourtant, en France, les référendums l’ont souvent malmenée. L’Empire a été établi par référendum ! Et des expériences récentes telles que le Brexit ou encore le référendum en Colombie sur la question de l’accord de paix avec les FARC montrent que les référendums donnent davantage la parole aux fake news, aux réactions immédiates, plutôt qu’à une argumentation raisonnée. Ce n’est pas un hasard si Éric Zemmour et Marine Le Pen sont favorables au référendum ; ils ne font pas appel à la raison, mais plutôt aux tripes, à l’émotion et aux fausses informations.

À votre avis, peut-on changer de système simplement par la voie d’une réforme ou faut-il forcément passer par une révolution, un soulèvement du peuple ? 

Cela dépend des circonstances politiques. Soit il y a un puissant mouvement populaire, comme l’exemple chilien ou tunisien, qui conduit à ce qu’on élise une assemblée pour rédiger une nouvelle Constitution. Soit le nouveau président peut prendre l’initiative de créer une commission composée de citoyens tirés au sort, de juristes, de sociologues, de politistes, de philosophes pour réfléchir à la rédaction d’une nouvelle Constitution, c’est ce qu’avait fait Mitterrand en 1992. 


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.

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