Jean Pisani-Ferry : "En Russie, l'enjeu des sanctions dépasse son objet immédiat"

Jean Pisani-Ferry : "En Russie, l'enjeu des sanctions dépasse son objet immédiat"

Pour Émile, l’économiste et professeur à Sciences Po Jean Pisani-Ferry a analysé, en mai dernier, la pertinence et les conséquences des sanctions économiques européennes contre la Russie, dans le cadre de la guerre en Ukraine. Selon lui, les Européens doivent prendre plus de risques s’ils veulent avoir le dessus dans ce rapport de force.

Par Jean Pisani-Ferry

La cathédrale Saint-Basile, à Moscou (Crédits: Valery Bocman/Shutterstock).

Jean Pisani-Ferry. Crédits : Claude Truong-Ngoc

« Une guerre économique et financière totale », avait dit Bruno Le Maire immédiatement après le déclenchement des premières sanctions économiques contre la Russie. À l’époque, nul ne savait quel en était le but exact. Rares étaient ceux qui anticipaient que trois mois après le déclenchement du conflit en Ukraine, son issue militaire serait encore indécise. Mais l’Union européenne ne pouvait pas ne pas réagir et comme il n’était pas question d’un engagement armé, c’est sur le terrain du commerce et de la finance qu’elle a lancé la contre-offensive. La guerre économique comme substitut de la vraie guerre, en quelque sorte.  

En décidant des sanctions, l’Alliance atlantique (qui en a été l’initiatrice et en reste l’actrice essentielle) a engagé une épreuve de force dont il faut bien mesurer la portée. Comme Napoléon l’avait fait après Trafalgar avec le blocus du Royaume-Uni, mais pour des raisons différentes, elle tente de l’emporter sur le terrain économique à défaut de pouvoir (ou de vouloir) le faire sur le terrain militaire. 

Elle le fait en mobilisant son contrôle – en fait, sinon en droit – des infrastructures de la mondialisation, à commencer par celui des monnaies de réserve et du système financier international. L’enjeu était et reste majeur, parce que les États-Unis et l’Europe ont jeté dans la bataille ce qui fait l’essentiel de leur force : non pas strictement leur poids économique, qui demeure important mais n’est plus déterminant, mais la centralité sans partage dont ils jouissent au sein d’un système économique encore marqué par de fortes asymétries. Nous ne sommes plus les premiers producteurs de biens manufacturés. Mais nous sommes les premiers pourvoyeurs de tout ce qui permet les transactions : normes, monnaies, crédit, services. C’est cette centralité que nous avons envoyée au front. 

“Comme Napoléon l’avait fait à Trafalgar après le blocus du Royaume-Uni, l’Alliance Atlantique tente de l’emporter sur le terrain économique à défaut de pouvoir, ou de vouloir, le faire sur le terrain militaire.”

Une prime pour faire affaire avec des entités russes

Les premières sanctions ont été remarquablement puissantes. Par la mise à l’index du pays qu’il a signalé, le gel des avoirs de la Banque centrale a eu, directement et indirectement, un effet de souffle considérable. Si le baril russe se vend aujourd’hui avec une décote de 35 %, c’est que pour l’exporter, il faut recourir aux services d’un armateur, d’une banque, d’un assureur, etc. Et que tous ces acteurs demandent une prime pour prendre le risque de faire affaire avec des entités russes. Ce n’est pas tant que les transactions en cause soient jugées illégales. C’est qu’économiquement, la Russie est devenue toxique. 

Les sanctions européennes ont toutefois laissé à l’écart le secteur de l’énergie, qui fournit au pays l’essentiel de ses recettes d’exportation. Si les importations de charbon ont été bannies, acheter du pétrole reste licite (une proposition d’embargo de la Commission européenne est en cours de discussion, mais fait face à des oppositions) et aucune mesure d’ensemble n’a été ne serait-ce que proposée pour le gaz. Le même souci de préserver le secteur énergétique fait qu’un quart seulement des banques russes tombent sous le coup des sanctions européennes. Du fait du niveau élevé des prix, Moscou engrange chaque mois des revenus d’exportation considérables, ce qui affaiblit graduellement, mais sûrement, l’impact initial du gel des avoirs de change.  

Il faut ici distinguer pétrole et gaz. Le pétrole est une marchandise globale, dont la Russie est un gros producteur (elle compte pour un huitième de la production mondiale). Faute d’exportateurs de substitution (les tentatives d’accord avec l’Iran et le Venezuela n’ayant pas abouti), un embargo effectif sur les exportations russes accroîtrait encore le prix du pétrole, aggravant le choc inflationniste et le prélèvement sur le revenu des agents européens. D’ores et déjà, la facture énergétique de l’UE est passée de 2,5 % du PIB en 2019 à 6 %. L’augmenter à nouveau déplacerait encore plus le partage du revenu en faveur des producteurs de combustibles fossiles. L’équilibre actuel, qui laisse passer le pétrole russe mais lui impose une décote, n’est pas mauvais. Parce qu’il renforcerait sans doute la décote plutôt que d’empêcher véritablement les exportations, un embargo européen sur les achats pétroliers en provenance de Russie serait utile, mais il ne changerait pas fondamentalement la donne. 

“Nous sommes structurellement en meilleure position de négociation, parce que nos possibilités de diversification sont plus grandes.”

Prendre le risque d’une épreuve de force avec Moscou

Le marché du gaz, en revanche, est régional. En raison des infrastructures qu’il nécessite, celui-ci ne s’échange pas du tout au même prix en Amérique du Nord et en Europe, où Union européenne et Russie sont dans une situation de dépendance réciproque. Cette dernière – c’est-à-dire la société Gazprom – est, avec la Norvège, notre principal fournisseur et nous sommes, collectivement, son principal marché. Aujourd’hui, la Russie est ainsi un monopoleur face à une collection d’acheteurs et elle peut utiliser son pouvoir de marché pour maximiser ses recettes. Mais nous sommes structurellement en meilleure position de négociation, parce que nos possibilités de diversification sont plus grandes : il est plus facile de construire des terminaux de regazéification dans les ports européens et d’importer du gaz liquéfié que de tirer des tuyaux entre les gisements russes et le marché chinois. Pour peu que nous sachions faire usage de notre pouvoir de marché, nous pouvons en faire un levier.

Gagner dans ce type de jeu suppose un comportement stratégique et l’acceptation d’une dimension « risque ». C’est ce qui nous fait visiblement défaut. L’Allemagne tergiverse devant le risque économique. Le chancelier Scholz, notamment, a dit et répété que le coût d’une rupture des approvisionnements serait prohibitif. Paradoxalement, ce sont les pays les plus exposés à une telle rupture, la Pologne et les Baltes, qui se montrent les plus résolus. 

“Gagner dans ce type de jeu suppose un comportement stratégique et l’acceptation de la dimension “risque”. C’est ce qui nous fait visiblement défaut.”

Si la plupart des observateurs s’accordent à tenir pour infaisable un embargo complet sur le gaz, les propositions de mesures de réduction des achats ne manquent pas. Taxe sur le gaz russe, prix-plafond, achats groupés à des producteurs tiers visent la même finalité : modifier l’équilibre des forces et sortir d’une situation périlleuse où, depuis quelques semaines, Moscou choisit qui punir et qui récompenser. Ce qui est en jeu, c’est la capacité des Européens à prendre le risque d’une épreuve de force et c’est leur volonté de faire preuve de solidarité. Malgré les proclamations, l’une et l’autre demeurent incertaines. 

Peu importe, entend-on, car la guerre se joue en fait sur le terrain militaire, où l’on n’attendait pas que l’Ukraine résiste et riposte. C’est faire bon marché de l’incertitude qui demeure : avons-nous à ce point confiance en la bravoure des Ukrainiens que nous pouvons nous dispenser d’amplifier notre propre action ? C’est, aussi, négliger que l’enjeu de ce différend dépasse son objet direct. Chacun de nos actes, chacune de nos hésitations sont scrutés par tous ceux qui, dans le monde en développement, nous tiennent pour des rentiers repus et, pour certains, préparent de prochaines confrontations. Que vaut la puissance économique, si une baisse de 2 % de notre revenu nous est plus intolérable que ne l’est la chute de 20 % que nous infligeons à notre adversaire ?  

Cet article a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile Magazine paru en juin 2022.



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