Souleymane Bachir Diagne : "L'Afrique ne sera plus le pré carré de qui que ce soit"
Professeur de philosophie française et de questions philosophiques à l’Université de Columbia, aux États-Unis, premier Sénégalais à avoir intégré l’École normale supérieure de Paris, Souleymane Bachir Diagne a bâti toute sa réflexion sur les thèmes de l’universel et de l’échange. Pour Émile, l’auteur du Fagot de ma mémoire (Philippe Rey, 2021) et de De langue à langue (Albin Michel, 2022) évoque ses combats contre le tribalisme et le particularisme et pour la culture et la vitalité de l’Afrique, sous couvert d’espoir d’un monde de partenariats qui ne « serait qu’un ». Certes, dans les crises, mais aussi dans les solutions. Entretien.
Propos recueillis par Louis Chahuneau et Camille Ibos
Déjà confrontée à des problèmes d’inflation et de pénurie alimentaire, l’Afrique est maintenant directement impactée par la guerre en Ukraine. Que vous inspire cette nouvelle crise ?
La première chose, c’est que le monde entier est impacté. L’inflation et la hausse des prix sont partout, pour la nourriture en particulier. Cela nous rappelle que le monde d’aujourd’hui est « un », plus qu’il ne l’a jamais été, et qu’aucune crise n’est sans affecter le reste du monde. Certes, la guerre a lieu en Europe, mais elle a un impact global et la restructuration géopolitique en train de se faire aura des conséquences sur le long terme. En Afrique, évidemment, cela prend des proportions dramatiques : on parle d’une possibilité de famine. Revenant d’Ukraine, le secrétaire général des Nations unies est passé par l’Afrique de l’Ouest, notamment par le Sénégal, et a appelé à une solidarité nationale pour dégager des fonds. Tout ceci renvoie à la nécessité, pour l’Afrique, de garantir sa sécurité alimentaire : depuis le temps que notre mode de consommation nous rend dépendants du monde entier, nous devons finalement développer cette agriculture vivrière qui garantira une certaine sécurité à notre population.
En plus des problèmes d’approvisionnement et de l’inflation, les récoltes africaines ont été fortement dégradées par les sécheresses et les inondationsces derniers mois. Très affectée par le réchauffement climatique, mais peu émettrice de gaz à effet de serre, l’Afrique peut-elle devenir un leader de la lutte contre le réchauffement climatique ?
Nous voyons, là encore, un exemple de la grande injustice de la fracture Nord-Sud. L’Afrique a très peu, ou presque pas contribué à la crise climatique et voilà qu’elle est impactée de manière dramatique par les inondations, la sécheresse… Mais une fois encore, le monde est « un » et la réponse doit être une réponse mondiale. À ce titre, l’Afrique a une autorité morale pour être leader dans les solutions qui seront apportées, notamment au sein des COP, en tant que continent ayant très peu apporté aux causes de la crise, mais qui en subit les conséquences de plein fouet. L’exemple d’un projet pensé par l’Afrique à l’échelle globale pourrait être celui de la « muraille verte » de Dakar à Djibouti, qui figure dans le programme de l’Union africaine dans le but de combattre la désertification et permettrait, sur le long terme, d’améliorer la respiration de la planète.
J’ajouterai une chose : sur le plan philosophique, les cosmologies et traditions humanistes africaines ont quelque chose à dire sur le rapport que nous, humains et vivants, devons entretenir avec les autres vivants et notre planète. C’est également, pour l’Afrique, continent de soleil dans une période de développement de sa capacité énergétique, le moment de prendre résolument la direction des énergies renouvelables. Il y a un véritable changement à envisager au niveau planétaire : nous ne pouvons poursuivre avec ce modèle capitaliste qui ne fait de la nature rien d’autre qu’une ressource naturelle.
Quel est votre sentiment face aux importants mouvements de population de l’Afrique vers l’Europedus au réchauffement climatique, mais aussi aux conflits et à la pauvreté ?
On ne peut que s’attrister profondément de ces tragédies humaines. La crise ukrainienne a d’ailleurs rappelé au monde entier qu’il y a réfugiés et réfugiés : ceux que l’on accueille à bras ouverts et ceux dont on ne veut pas. Dans cette situation globale de crise de migration due aux conflits et aux catastrophes, il faut, du moins en ce qui concerne le continent africain, prendre des mesures et ses responsabilités, à la fois du côté des nations africaines, responsables en premier chef de la vie de leurs concitoyens, mais également de celui de l’Europe, qui doit comprendre que s’ériger en forteresse n’est pas une solution durable et que dans un véritable partenariat avec l’Afrique se trouvera l’issue à beaucoup de problèmes. Je pense notamment au scandale Frontex, cette organisation mise en place par l’Europe pour protéger ses frontières et dont il s’est avéré qu’au mépris des droits universels et internationaux, elle repousse des migrants dans la mer au péril de leur vie. Au fond, Frontex n’a pas compris l’esprit des lois européennes, mais est fidèle à l’esprit de son temps, qui consiste à repousser les migrants hors de l’Union européenne et à la mer. L’unique solution sur le long terme est de faire en sorte que la population africaine puisse rester sur place et que la jeunesse africaine comprenne qu’elle doit pouvoir construire son avenir sur le continent. Le sentiment d’une co-responsabilité et d’un co-développement est la seule réponse qui résoudra ce déséquilibre permanent conduisant les populations à franchir la Méditerranée.
Vous avez, à travers vos ouvrages, toujours promu la notion d’universel. Pouvez-vous nous parler du tribalisme et comment expliquez-vous son retour en force ?
On entend beaucoup, aujourd’hui, l’expression étrange de « fait alternatif », à savoir l’idée que même pour les faits, on s’inscrit dans l’idéologie à laquelle on s’identifie. Voilà ce que j’ai appelé le tribalisme : quand les faits eux-mêmes sont capturés par le fonctionnement identitaire. Aujourd’hui, y compris dans une démocratie exemplaire comme la démocratie américaine, on a l’impression que les Républicains fonctionnent comme une tribu, au sein de laquelle il faut impérativement estimer que les élections qui ont vu la défaite de Donald Trump étaient truquées. Par l’appartenance à une tribu, on se ferme aux faits les plus évidents. Cette fragmentation de l’humanité autour de ce que l’économiste Thomas Piketty a appelé « l’hystérie identitaire » est un exemple de tribalisme. Autour des élections, les partis politiques parlent des paniers de la ménagère et de l’inflation, mais le sujet n’est en vérité pas cela. Leur sujet, c’est l’idée d’une civilisation qui serait menacée par un « grand remplacement ». Voilà une expression tribale ! Seule une tribu peut dire « je risque d’être remplacée par une autre tribu ». À l’échelle de l’humanité, qu’est-ce que cela veut dire, d’être remplacé par d’autres humains ? Contre ce tribalisme, il faut tenir ferme le principe d’universalité. On ne peut considérer que l’humanité est, en vérité, constituée d’humanités juxtaposées dont chacune présente la performance de sa propre identité. Il est impératif de conserver un horizon d’universalité, car les défis qui nous interpellent nous menacent en tant qu’espèce humaine et c’est en tant qu’espèce humaine qu’il faut y répondre.
Aimé Césaire disait que « notre monde a besoin d’un universel riche (…) de tous les particuliers ». Quelle importance ont pour vous Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, que vous citez régulièrement dans vos travaux ?
Je les cite beaucoup parce que se développent, autour de leurs noms, un certain nombre de contresens, par exemple l’idée que la pensée post-coloniale est celle du particularisme à l’assaut de la citadelle de l’universalisme. On présente Senghor et Césaire comme des penseurs de ce courant particulariste qui serait incarné par la négritude, mais ce sont en vérité des penseurs de la totalité. Ils ont notamment tenté de penser un universel commun, partagé, qui ne vienne pas d’en haut et ne soit pas dicté par l’« Euramérique », comme dit parfois Senghor, mais un universel de rencontre. Césaire disait qu’il n’avait pas une vision « carcérale » de l’identité, je le cite, mais l’envie d’un universel qui soit « riche de tous les particuliers ».
Toute la pensée de Senghor, de son côté, fait la distinction entre une civilisation qui se croirait universelle après avoir décidé de porter le poids du monde sur ses épaules et une civilisation de l’universel véritable, qui part du pluriel du monde. Une des formes que cela peut prendre, c’est de repenser la notion de multilatéralisme. Tout ce que nous avons aujourd’hui, ce sont les Nations unies, lesquelles ne sont pas un modèle du genre puisqu’elles comprennent une hiérarchie et que l’essentiel du monde n’est pas inclus dans le Conseil de sécurité. Il nous faut maintenant, comme le disait le philosophe Maurice Merleau-Ponty, créer un universel latéral, occidental, différent d’un universel de surplomb venant du haut. Il nous faut penser ce véritable multilatéralisme et dans cette voie-là, Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, loin d’être des particularistes enfermés dans une identité, ont réfléchi à cette totalité. Il s’agit donc pour moi à la fois de leur rendre justice face aux contresens et aux fabrications, et de dire que le message qui est le leur est encore valable pour nous aujourd’hui.
Vous avez participé au Comité Achille Mbembé, chargé par le président Macron de formuler des propositions pour renouveler la relation entre la France et l’Afrique. À l’aube de son second mandat, quel bilan faites-vous de ce travail ?
Sur le plan de la question mémorielle, aucun président n’a fait autant que lui. Lors de sa candidature à sa première élection, il a déclaré de manière très courageuse que la colonisation était un crime contre l’humanité et il l’a fait dans un contexte de tribalisme où cette reconnaissance aurait pu rencontrer des réactions très hostiles. Le fait qu’il ait remis sur le tapis cette vieille question de la restitution des objets d’art africain était, de même, une belle reconnaissance qu’il y avait là quelque chose à réparer. Il ne s’est pas non plus caché derrière un déni quand il s’est agi de reconnaître la responsabilité de la France dans le génocide rwandais. Maintenant, je crois qu’annoncer, en décembre 2019, la fin du franc CFA strictement avec le président ivoirien Alassane Ouattara était une erreur, car l’image faisait elle-même très Françafrique. Il aurait été plus pertinent d’inviter en même temps, par exemple, le président du Ghana pour évoquer le lancement de l’eco afin de montrer que la vision pour l’avenir était la création d’une monnaie ouest-africaine. Une des conclusions à laquelle était parvenu le Comité Achille Mbembé était justement celle-là : il est important d’européaniser les questions de ce qu’on appelle « Françafrique » et d’envisager une relation entre l’Europe en tant que continent et l’Afrique en tant que continent. Cette solidarité verticale, entre deux continents ayant eux-mêmes développé des axes de solidarité internationale, a du sens pour quiconque sait lire une carte et observer une mappemonde !
Vous disiez justement, dans une interview, en 2021, que « la Françafrique se dissout progressivement dans un mouvement de démultiplication des partenariats »…
L’infrastructure de la Françafrique est en train de disparaître, déjà par la diversification des partenariats avec différents pays d’Afrique et par l’arrivée de nouveaux acteurs. À ce jour, la France entretient des relations plus dynamiques avec des pays qui ne font pas partie du pré carré, comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud. Par ailleurs, l’Afrique a de plus en plus de partenaires : pendant une période, on parlait de l’Afrique comme d’un continent à la dérive qui ne pesait que 2 % du commerce mondial et qui, certes manquerait au monde, mais ne changerait pas profondément le cours des choses s’il disparaissait dans l’océan Atlantique. Ce discours africano-pessimiste se doublait d’un discours raciste disant que le problème de l’Afrique était les Africains, leurs cultures et leurs traditions. Puis, après les indépendances, la Chine a commencé à s’apercevoir que l’Afrique était devenue un continent avec ses classes moyennes et son pouvoir d’achat. Or, s’il y a bien une chose que le capitalisme déteste, c’est de laisser un acheteur en arrière ! Cet intérêt de la Chine a ramené les partenaires internationaux en Afrique et a changé cette vision pessimiste. Nous sommes passés de l’image de l’Afrique comme un continent à la dérive, avec des migrants potentiels à disperser, à celle d’un continent d’avenir, ne serait-ce que par ce qu’on considère souvent comme son problème : sa démographie. Dans une génération, l’Afrique sera le continent avec le plus de jeunes sur terre et c’est une possibilité d’énergie extraordinaire. Ces dernières années, le Sénégal a développé une magnifique autoroute à péage, c’est la France ; un musée des civilisations noires, c’est la Chine ; et un grand stade de football ainsi qu’un nouvel aéroport, et ça, c’est la Turquie. Voilà des réalisations pratiques qui montrent la diversification des partenariats. L’Afrique ne sera plus jamais le pré carré de qui que ce soit, elle vient avec son pouvoir de négociation et le monde entier doit désormais s’en convaincre.
En 1993, vous avez été nommé conseiller pour l’éducation et la culture du président sénégalais Abdou Diouf, qui a notamment lancé la Biennale de Dakar. La France s’est engagée depuis quelques années dans un processus de restitution de biens culturels issus de la période coloniale, notamment au Sénégal. Quel regard portez-vous là-dessus ?
La Biennale a été une réussite magnifique qui montre la vitalité profonde des arts africains contemporains. C’est dans ce cadre-là qu’il faut comprendre la restitution des arts classiques africains : la vitalité et la créativité artistiques africaines n’ont évidemment pas attendu cette question de la restitution pour trouver une place sur le devant de la scène internationale ! Par ailleurs, il faut se rendre compte que la demande de restitution est ancienne et n’a pas été créée par le discours de Ouagadougou, en novembre 2017. Le mouvement en sa faveur, qui concerne de nombreux pays dont évidemment la France, mais aussi l’Allemagne ou les États-Unis, est général et ouvre la voie à une véritable coopération et à la construction d’un musée planétaire. La restitution ne doit pas être un jeu à somme nulle qui vide les musées au nord pour remplir les musées au sud. Ces objets qui ont été arrachés à l’Afrique doivent désormais servir à créer un lien et à circuler. C’était d’ailleurs le sous-titre du rapport que Felwine Sarr et Bénédicte Savoy ont rédigé pour le président Macron : « Vers une nouvelle éthique relationnelle ». L’idée en était que la richesse des musées du Sud était la condition pour la création d’un musée mondial, basé sur la circulation des œuvres, comme une série d’oiseaux migrateurs destinés à créer une lumière.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile paru en juin 2022.