Voyage d’une Parisienne au Japon
Chaque année, le programme « MIRAI » du ministère des Affaires étrangères japonais se propose d’emmener 50 étudiants européens en séjour de découverte. Camille Ibos (promo 23) a fait partie, aux côtés de quatre autres élèves de Sciences Po, du groupe qui s’est envolé pour Tokyo en février dernier. Des mémoriaux de Hiroshima au carrefour de Shibuya, des mythiques « onsen » aux restaurants « locaux », récit du voyage d’une Parisienne au Japon.
Par Camille Ibos (promo 23)
J’ai passé mon adolescence à papillonner. Après avoir tour à tour butiné six arts martiaux différents et quatre types de danse, je me suis mise à successivement étudier sept langues, de l’albanais au chinois, de l’espagnol au néerlandais, au gré de rencontres et de lubies. Mais le Japon, c’était de l’autre côté de l’appartement familial qu’on s’y intéressait. Mon frère dévorait les mangas comme je lisais les romans, et son karaté complétait ma capoeira. Il s’en est donc fallu de peu que cette culture n’éveille jamais mon intérêt – il s’en est fallu d’un mail.
Le 19 janvier 2021, les étudiants de master à Sciences Po étaient invités à postuler pour le programme « MIRAI », « futur » en japonais. Organisé par le ministère des Affaires étrangères du pays, « MIRAI » propose de rejoindre une cinquantaine d’autres étudiants européens, pour un an de conférences régulières et une semaine d’échange autour de Tokyo. Les deux élèves de Sciences Po sélectionnés s’ajouteraient aux effectifs du groupe « Politique et sécurité », avec une excursion à Hiroshima sur les traces du bombardement d’août 1945 et la visite d’une école militaire.
Une lettre de motivation mentionnant Hayao Miyazaki, mes tentatives d’aïkido et le son des taïkos plus tard, j’étais prise. De septembre 2021 à août 2022, j’ai donc suivi les conférences et échanges mensuels de MIRAI, sur des sujets aussi colorés que les navires américains ou les toilettes japonaises. Quelques mois plus tard, j’ai même rencontré, presque par hasard, un Albanais de Macédoine du Nord, alumnus de la première édition du programme. Lui m’a vanté, Soleil levant dans les yeux, l’expérience unique qu’avait été le voyage sur place. Covid oblige, personne ne savait toutefois si nous allions jamais pouvoir partir. Les frontières du Japon demeuraient inexorablement fermées et de MIRAI, nous ne voyions que la fenêtre Zoom. Puis, le 11 novembre 2022, un nouveau message venait nous informer que, oui, nous décollerions en février. Le 20 décembre, la date du 14 était arrêtée. Nous avons finalement reçu nos billets d’avion le 31 janvier et quinze jours plus tard, jetlagués et hallucinés de rencontrer en vrai des visages dont nous n’avions jusque-là vu que les pixels, les cinq autres Français et moi atterrissions enfin à l’aéroport international de Haneda.
Les sept jours suivants ont été ceux de tous les paradoxes. Aux engagements d’un certain niveau auxquels nous assistions tous en tailleur et talons, s’opposait l’extrême attention de nos accompagnatrices, qui nous proposèrent le premier jour de venir les réveiller « si notre famille nous manquait » et nous enjoignirent vivement à « manger beaucoup pour avoir beaucoup d’énergie ». Régulièrement appelés à les rejoindre à des heures de rendez-vous ubuesques, telles que 15h28 – et certainement pas 30 –, nous jouissions de longs moments de liberté pour explorer le temple bouddhiste de Senso-ji à Tokyo, l’île aux biches sauvages de Miyajima ou le mythique quartier de Shibuya, dont le carrefour légendaire est traversé chaque jour par près de 2,5 millions d’affairés. Il y aurait à peu près autant d’anecdotes que cela à raconter ; mais restant fidèle au nombre de jours entiers passés sur place, je me limiterai à cinq.
1. Où nous ne mangeons pas japonais
Le soft power nippon est tel – et les Français, seconds consommateurs de mangas au monde, en sont si friands – que chacun peut sembler connaître le Japon avant même d’y être allé. Nous y sommes donc arrivés rêvant de sushi, de bento, de kare et d’okonomiyaki – tout cela pour qu’à chaque dîner, nos guides nous mènent fort joyeusement dans des restaurants italien, mexicain et, le dernier jour à notre plus grande terreur, français ! Quatre mois plus tard, je m’interroge toujours sur le pourquoi de la chose.
2. Où nous prenons le dernier métro
Le premier soir du voyage, sitôt libérés, nous avons traversé la tentaculaire Tokyo pour rejoindre Shibuya, ses lumières, ses restaurants et son Don Quijote, « Donki » pour les locaux. Égarés dans ce méga-supermarché dans lequel tout se trouve, mais tous les compagnons d’exploration se perdent, nous en aurions raté le dernier métro si un contrôleur, poliment interloqué par notre bêtise mais néanmoins serviable, ne nous avait royalement ouvert les portes de la station à la dernière seconde alors que nous n’avions pas de billet. À la station d’arrivée, un autre contrôleur, prévenu par son collègue, nous attendait et nous a très naturellement fait régler notre trajet rétroactivement.
3. Où mon frère me demande un manga
Je l’ai déjà mentionné : dans la famille, le japonisant, c’était mon frère. Avant de partir au Japon, j’avais demandé à mes proches s’ils souhaitaient un souvenir. Plus sobrement que l’amie qui m’avait réclamé de la viande d’anguille (?), lui m’avait demandé le premier tome, en VO, de sa série préférée. J’ai voulu m’acquitter de cette mission à Tokyo, m’attendant à retrouver, dans un centre commercial, l’équivalent d’un Glénat de taille assez raisonnable pour y choisir un manga. Grave erreur. À l’expression de « l’aiguille dans une botte de foin », je propose de substituer « le manga dans une librairie tokyoïte ». Je n’avais jamais vu autant de livres, autant de rayons, autant de rangées, et de rayons dans les rangées et de rangées dans les rayons. À cette vue, l’amie anglaise, stéréotypiquement flegmatique et cynique qui m’accompagnait, a éclaté d’un gros rire gras et lancé un « You’re on your own » ravi. Tous mes rudiments de japonais ont été nécessaires pour demander le premier tome d’Aishīrudo nijyūichi, que je n’aurais jamais trouvé seule, eussé-je consacré à cela tout le séjour.
4. Où un tatouage manque me barrer l’entrée d’un bain nudiste
Comme tout sciencespiste passé avant le Covid, je suis partie en troisième année à l’étranger. Comme nombre de sciencespistes ayant apprécié sa troisième année à l’étranger, j’en suis revenue avec un très petit tatouage d’un manque d’originalité criant. Or, le dernier soir, mes compagnons de voyage et moi avons souhaité découvrir un « onsen », bain thermal géothermique japonais – il y en a plus de 27 000 dans le pays ! – où l’on circule de bassin en bassin, du glacial au brûlant. Il y a trois règles dans un onsen : les hommes et les femmes sont séparés ; la nudité complète est de rigueur ; et les tatouages sont proscrits. Ceux-ci sont en effet assimilés aux Yakuzas, les membres de la mafia criminelle japonaise. J’ai eu la chance de tomber sur un onsen compréhensif, qui m’a confié non moins de cinq pansements pour recouvrir mes trois centimètres d’encre, avec l’ordre catégorique de n’en rien laisser voir. Non que quiconque eût regardé, et c’est ce qui est le plus formidable en onsen : car quand tout le monde est nu, personne ne l’est, et personne ne se regarde – aidé en cela par la présence d’une télévision dans tout sauna japonais, depuis laquelle nous assistâmes à un discours en direct de Fumio Kishida sur les deux missiles nord-coréens qui venaient de s’abîmer dans les eaux nationales.
5. Où nous sommes émus
Voilà une dizaine d’années, j’avais assisté à une exposition sur Sadako Sasaki. Cette jeune écolière japonaise, résidente de Hiroshima, était décédée d’une leucémie foudroyante dix ans après le bombardement. Sur son lit de mort, elle avait plié des centaines de grues en origami, suivant la légende japonaise qui veut que le pliage de la millième grue permette de réaliser un miracle. Je connaissais cette histoire, et ce que l’on apprend au lycée du 6 août 1945. Je ne savais ni que Hiroshima avait été intégralement reconstruite et demeurait une des villes les plus peuplées du Japon, ni que tout descendant d’un survivant « hibakusha » avait droit, à vie, à la gratuité de tous les soins médicaux – car on ne sait toujours pas, 80 ans plus tard, quel est l’effet sur le long terme des radiations subies. À Hiroshima, monument à ciel ouvert, nous avons vu le mémorial consacré à Sadako Sasaki et la flamme, sans cesse alimentée, qui ne sera éteinte qu’à la disparition de toutes les bombes atomiques. Nous avons visité le Musée de la Paix, où se trouve notamment une dalle marquée d’une indélébile tache de cendre, seul reste d’un passant assis sur le parvis d’une banque. Il fut littéralement soufflé par l’explosion.
Le programme de diplomatie publique MIRAI a lieu annuellement. Entre délicieux chocs des cultures, riches échanges avec d’autres étudiants et visites inoubliables, il m’a, enfin, aidée à cesser de papillonner : j’apprends le japonais, désormais. Davantage d’informations sont disponibles ici.
Un conseil de lecture, enfin : La Bombe (2020), album publié par Alcante, Bollée et Denis Rodier aux éditions Glénat, chef-d’œuvre qui raconte toutes les étapes de la conception de « Little Boy », la bombe larguée sur Hiroshima.