Zahia Ziouani : "Je ne voyais aucune femme diriger des orchestres"
Dans le monde, seuls 6 % des chefs d’orchestre sont des femmes. Un pourcentage qui tombe à 4 % en France. Zahia Ziouani est l’une d’entre elles. Elle s’est battue pour exercer le métier dont elle rêvait et s’imposer dans ce monde d’hommes. Son parcours a été récemment porté sur grand écran dans le film Divertimento, sorti cet hiver. Rencontre avec celle qui défend l’excellence sur l’ensemble du territoire, des banlieues aux zones rurales.
Propos recueillis par Renaud Leblond et Maïna Marjany
Votre parcours est raconté en détail dans votre livre La Chef d’orchestre (Anne Carrière, 2010) ou encore le film Divertimento. Mais revenons ensemble sur ses étapes clés. Tout d’abord, pourquoi la musique classique ?
La musique a toujours fait partie de ma vie. J’ai grandi dans une cité de Pantin, en Seine-Saint-Denis, au sein d’une famille modeste ayant des origines algériennes, et la culture rythmait nos journées. Mon père était mélomane, il écoutait autant du classique (les symphonies de Mozart, Beethoven…) que du jazz ou Tina Turner. Ma mère, elle, était plus axée sur la littérature, le cinéma et la danse. Il y avait des livres à la maison, on écoutait de la musique, on allait voir des expositions. Mon père travaillait comme agent de restauration et ma mère s’est consacrée à notre éducation.
J’ai eu envie, assez naturellement, de faire de la musique. Mes parents ont soutenu cette démarche. Ma mère se souvient que je dessinais des notes de musique sur mon ardoise à la maison, elle a compris que c’était quelque chose d’important. Elle a voulu nous inscrire, ma sœur jumelle et moi, au conservatoire de Pantin, mais il ne restait qu’une place. Elle n’a pas voulu choisir et c’est finalement notre petit frère qui a été inscrit. Ma mère l’accompagnait pendant ses cours, prenait des notes et nous faisait ensuite un compte-rendu. Au-delà de l’anecdote, cet épisode m’a permis de réfléchir à l’importance de la transmission. J’ai été marquée de voir ma mère s’impliquer autant dans notre éducation, tant scolaire que musicale.
Vous avez commencé par apprendre la guitare classique au conservatoire. Comment cela vous a-t-il conduite à devenir l’une des rares cheffes d’orchestre françaises ?
L’année suivante, quand j’ai intégré le conservatoire de Pantin, j’ai commencé par la guitare classique. Ma sœur, elle, faisait du violoncelle et jouait dans des orchestres. J’étais fascinée par ça, les symphonies, j’aimais entendre l’énergie et la puissance de la musique, la diversité des instruments… Par la suite, j’ai donc commencé à pratiquer un autre instrument, l’alto. J’ai alors pu intégrer un orchestre et j’ai découvert le métier de chef d’orchestre. J’avais envie de comprendre la richesse de cet univers et sa logique. J’ai commencé à emprunter des conducteurs – les partitions du chef d’orchestre – car j’avais envie de les lire et d’écouter la musique en même temps. Puis mon père m’a permis de mieux comprendre ce métier en regardant des documentaires, des captations.
C’est à ce moment-là que j’ai découvert les grands chefs d’orchestre. En grandissant, j’ai vite compris qu’il s’agissait avant tout d’hommes plutôt âgés, européens, blancs. Ces figures ne me ressemblaient pas. J’entendais aussi dire que ce n’était pas un métier pour les femmes. J’ai commencé à en parler autour de moi en disant que c’était ce que je voulais faire. Certains professeurs m’ont encouragée, d’autres m’ont conseillé de me concentrer sur mes études d’instruments, car pour eux, ce n’était pas un métier de femmes. Malgré tout, j’ai continué à nourrir ce rêve.
Dans notre cité de Pantin, entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, le taux de chômage était élevé, la banlieue avait une mauvaise image… Mes parents nous disaient qu’il fallait beaucoup travailler si on voulait avoir des résultats. Par rapport à nos origines sociales et culturelles, ils nous prévenaient que personne n’allait nous attendre si on ne travaillait pas. Devenir cheffe d’orchestre, c’était donc comme un challenge. J’ai eu l’occasion, par l’intermédiaire d’un professeur, d’assister à des master class d’un grand chef d’orchestre, Sergiu Celibidache, avec lequel j’ai étudié par la suite. J’ai été repérée par son entourage et j’ai commencé la direction avec lui. Il me disait que les femmes ne tenaient jamais 15 jours dans sa classe. Il y avait certainement un peu de machisme dans tout cela, mais c’était sûrement aussi une manière de me lancer un défi. Je voulais lui prouver que je pouvais rester plus longtemps. J’ai finalement étudié avec lui pendant un an et demi.
Pourquoi choisir de créer votre propre orchestre, à 20 ans ?
Comme je ne voyais aucune femme diriger des orchestres, je me suis dit que je devais créer mes propres opportunités. J’ai été lauréate d’un festival en Pologne pour les jeunes chefs, ce qui m’a permis, de retour en France, de commencer à diriger des orchestres dans des conservatoires, à Paris et à Stains, en Seine-Saint-Denis. J’ai commencé à mener une vraie réflexion sur les œuvres, la pédagogie et l’orchestre. Je côtoyais des jeunes passionnés par la musique, mais qui avaient des vies radicalement différentes. À Paris, un contexte social plutôt favorisé, avec des jeunes qui ne sortaient pas beaucoup de leur arrondissement. À Stains, une origine sociale plus populaire avec des jeunes qui sortaient peu de leur quartier ou de leur ville. J’avais le souhait de m’affranchir de la hiérarchie des grands conservatoires, je voulais être libre de mes choix. J’avais envie de développer de nombreuses idées et j’ai compris que ce n’était pas dans le cadre d’un conservatoire que je pouvais le faire.
J’ai commencé à être invitée dans des festivals, mais il fallait venir avec son orchestre. Du haut de mes 20 ans, je n’en avais pas. Pendant longtemps, chef d’orchestre était un métier que l’on faisait plutôt en deuxième partie de carrière. J’ai donc créé l’orchestre Divertimento, constitué au départ d’amis musiciens professionnels qui venaient de la région Île-de-France ainsi que de jeunes talents repérés à Paris et à Stains. J’ai vite constaté la saturation des orchestres à Paris, j’ai donc fait le choix d’investir la périphérie.
La Seine-Saint-Denis était un département où il y avait une vitalité culturelle autour du théâtre, de la danse et du cinéma. Mais, en musique classique, à part le Festival de Saint-Denis, dans la basilique, qui accueille un public plutôt parisien, il n’y avait pas de dynamique. C’est pour ça que je l’ai installé à Stains. J’ai rencontré le maire, qui m’a fait la proposition de diriger le conservatoire. J’avais aussi le projet de développer une saison de concerts professionnels pour travailler sur les sujets d’accès à la culture et à la mobilité. Le maire a aimé ce projet pédagogique ; j’ai donc professionnalisé l’orchestre Divertimento tout en gardant le lien de transmission avec les jeunes du conservatoire. Le projet a commencé à être identifié et s’est installé sur des territoires où la musique classique était peu présente.
En faisant ce travail, j’ai compris que même si l’idée était bonne sur le papier, que l’orchestre était de très bon niveau, le public n’allait pas pour autant se déplacer. Ce n’était pas la question financière qui bloquait : à Stains, les concerts coûtent entre 3 et 8 euros. J’ai ainsi développé des actions pour aller à la rencontre du public dans des lieux de proximité : écoles, centres sociaux, maisons de quartier, médiathèques… Avec le temps, on a obtenu des résultats. La salle était pleine et socialement diversifiée, à l’image de cette ville.
Dans la musique, on a l’habitude d’attendre que les gens viennent jusqu’à la salle de concert, mais il est aussi intéressant d’inscrire le concert dans le temps et de travailler avec le public. J’ai donc mis en place des formats de résidence de trois ans : on s’installe dans une ville et on donne des concerts. Nous avons commencé avec ce format pendant une dizaine d’années, dans le 93, puis nous avons réalisé une grosse résidence à Marseille, Aix-en-Provence et Aubagne.
Aujourd’hui, nous sommes présents dans plusieurs régions : en périphérie de Grenoble et Lyon, par exemple, mais aussi en régions rurales. À chaque fois, nous coordonnons des actions avec les collectivités locales ainsi que d’autres acteurs sur le territoire, comme la RATP ou le commissariat de police. Dans certaines zones, l’accès au concert est compliqué par le manque de transports en soirée ou un trajet qui n’est pas sécurisé.
Comment est financé votre orchestre ?
Dans le modèle économique classique de l’orchestre, 80 % des financements sont publics (subventions de l’État et d’une collectivité) et 20 % proviennent de la billetterie et du mécénat. Pour mon orchestre, nous avons peu de financements publics pour la partie musique classique. Le fait de défendre la place de la musique dans les territoires n’est pas assimilé à un travail artistique, mais plutôt à du travail socioculturel. L’orchestre fête ses 25 ans et c’est la première fois que je vais signer une convention avec le ministère de la Culture pour avoir une aide financière ! La Direction régionale des affaires culturelles (Drac) nous aide un peu sur la partie animation territoriale, mais sinon, au niveau de l’État, notre premier partenaire pour le financement artistique de l’orchestre, c’est le ministère de la Ville.
J’ai donc réfléchi à un modèle économique différent. Entre 45 % et 50 % de nos recettes sont générées par nos concerts. Puis, 25 % sont des financements de l’État et des collectivités, et les 25 % restants du mécénat. Il est donc important d’être visible et de faire parler de nous afin que de possibles partenaires puissent nous identifier.
Lorsque vous retracez votre parcours, on remarque que vous avez été très soutenue par votre famille dans votre apprentissage artistique. Est-ce que l’accès à la musique classique, quand on habite en Seine-Saint-Denis, par exemple, est aussi aisé pour un enfant qui n’a pas le même soutien familial ?
Certains jeunes issus d’un quartier populaire ou d’un territoire rural n’ont en effet pas l’opportunité d’avoir cet accès à la musique dans le cadre familial ou à l’école. Je pense que les artistes ont un rôle à jouer, une responsabilité dans cette transmission auprès des jeunes. C’est aussi pour cela que j’ai fait le choix d’être cheffe d’orchestre et d’être très engagée dans les projets que je porte.
Les jeunes ont envie d’écouter de la musique. Il y a une curiosité naturelle, y compris pour de la musique classique. Dans notre académie, les jeunes de Stains et de Clichy-sous-Bois ont une vraie appétence. Mais, pour certains, ce n’est pas une évidence. Pendant très longtemps, il y avait des codes sociaux très précis durant le concert : s’habiller en costume, ne pas applaudir entre les mouvements, etc. Si on ne comprend pas cet univers, on peut vite se sentir perdu, pas à sa place, penser que la grande musique n’est pas faite pour soi. C’est pour cela que je voulais créer un lien sur une période longue.
La dimension sociale est importante, car le milieu musical a, pendant longtemps, associé la musique classique à un certain élitisme, à des catégories plutôt aisées. Je souhaite changer cette image ; la musique classique peut aussi devenir une musique populaire. ll ne s’agit pas de faire moins bien, mais de favoriser les rencontres dans les territoires.
Il faut aussi intéresser son public, savoir se raccrocher à des sujets d’actualité. J’avais donné un concert à la Cité de la musique en plein débat sur l’identité nationale, initié par Nicolas Sarkozy. Mon programme s’appelait « Musiques françaises », au pluriel. Il s’agissait d’œuvres de compositeurs français mondialement connus, inspirées d’une culture étrangère. Cette rencontre avec d’autres cultures fait aussi partie de notre histoire. Évidemment, la musique est belle à écouter, mais elle est aussi impactante quand elle dit quelque chose de notre société.
Je suis en train d’écrire un spectacle sur le thème des Jeux olympiques et paralympiques. Si on veut faire adhérer des publics différents, il faut leur montrer que la musique symphonique peut parler à des personnes partout dans le monde et qu’elle vient du monde entier. La culture européenne n’a pas plus de valeur que les autres.
L’un de vos credo est aussi de défendre l’excellence pour tous…
En effet. Même si on peut proposer un programme musical particulier, adapté à une actualité ou à une région, je tiens à garder le même niveau d’exigence. Par exemple, quand je vais faire un concert à Stains, je n’y vais pas en jean-baskets. Il faut respecter les gens et c’est important de garder les mêmes codes partout. C’est plutôt ce qu’on va construire autour des programmes qui va permettre d’agréger des publics dans toute leur diversité.
Durant les Mardis de l’Élysée, nous avions donné un concert, puis j’ai eu un moment d’échange avec Emmanuel et Brigitte Macron. Le président m’a demandé comment on s’organisait pour aller jouer en Moselle. Je lui ai répondu que j’achetais 120 places de TGV, qu’un car venait nous chercher et qu’il y avait deux camions de fret. La force de notre projet, c’est notre itinérance ; on va au cœur des territoires ruraux et urbains avec le même équipement que lorsque nous jouons dans de grandes salles de concert identifiées. Le président a dit à plusieurs reprises qu’il ne s’attendait pas à cela. Mais à quoi s’attendait-il ? Aujourd’hui, défendre l’excellence dans les quartiers populaires ou dans les milieux ruraux, ça fait bien sur le papier, dans les discours. Mais il y a peu de gens qui le font réellement. Dans les territoires où je vais, il n’y a aucun orchestre national, que ce soit dans les villes alentour ou même dans le département.
L’État doit-il repenser sa politique culturelle pour une meilleure répartition sur le territoire français ?
C’est bien évidemment une question de politiques publiques, mais pas seulement. Comme je le disais précédemment, les artistes ont aussi une responsabilité. Pendant la crise sanitaire, Emmanuel Macron avait dit que ce serait bien que les intermittents aillent dans les écoles. Certains ont protesté en disant que ce n’était pas leur métier. Pourtant, il y a bien de l’argent public qui est en jeu : on ne peut pas dépenser des milliers d’euros pour des institutions qui ont un rayonnement sur un nombre limité de personnes.
L’État pourrait, par exemple, mieux accompagner des équipes artistiques indépendantes ou mobiles afin d’investir des territoires, mobiliser davantage les grandes structures pour que leur rayonnement ne soit pas limité à leur structure ; on pourrait réfléchir à un quota d’actions en milieu rural et urbain. C’est tous ensemble que nous devons porter ces sujets-là.
Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.