Diane Zovighian, un regard synthétique sur les institutions des pays africains
Titulaire d’un master de recherche de Sciences Po (promo 09) et d’un doctorat de l’université Georgetown, Diane Zovighian est experte en gouvernance auprès d’institutions internationales, elle a coécrit en mars dernier un article de recherche pour le compte de la Banque mondiale étudiant l’évolution de la gouvernance des États africains sur les deux dernières décennies. Le Cercle Afrique de Sciences Po Alumni est parti à sa rencontre.
Propos recueillis par Tala Fadul, Melissa Kerim-Dekini et Noé Michalon
Quel a été le point de départ de cet article ?
La Banque mondiale s’est livrée à un exercice similaire dans les années 2000, dans un contexte de transitions démocratiques, de réduction des conflits à travers le continent, et de boom des matières premières. C’était l’époque où l’on parlait de l’émergence des « lions d’Afrique », en référence notamment à l’Afrique du Sud et au Nigeria.
Vingt ans plus tard, le contexte a changé. Si le tournant des années 2000 et la première partie de la décennie 2010 ont vu des réformes institutionnelles et des alternances politiques porteuses d’espoir, le contexte depuis une dizaine d’année est plus difficile : il est marqué par la fluctuation des cours des matières premières, des chocs externes comme le Covid-19 et de nouvelles formes de violence, notamment au Sahel. La multiplication des coups d’État — neuf depuis 2020 — interrogent par ailleurs sur la résilience institutionnelle et la stabilité politique de plusieurs États du continent.
Sur quels éléments vous êtes-vous concentrés dans vos travaux ?
Nous avons donc voulu faire le point et étudier de manière nuancée comment avait évolué la gouvernance en Afrique subsaharienne : quelles sont les avancées en termes de réforme des institutions, et notamment de l’administration et des services publics ? Où en est-on de la transition démocratique ? Comment ces réformes institutionnelles et politiques ont-elles joué dans le développement et la stabilité ? Nous nous sommes basés sur plusieurs bases de données pour faire émerger les grandes tendances, en enrichissant cette réflexion de nos expériences respectives dans plusieurs pays africains – notamment le Nigeria en ce qui me concerne.
Toute généralisation est délicate et cache des disparités énormes entre les pays, comme à l’intérieur même des pays. Nous avons essayé d’adopter une vision macro avec un ancrage local qui prend en compte l’histoire de chaque pays et de ses régions. Le Nigeria, par exemple, est un cas intéressant où on remarque d’importantes disparités entre États fédérés comme entre institutions, dont certaines fonctionnent plus indépendamment ou efficacement que d’autres grâce à l’action de dirigeants réformateurs.
Pourriez-vous nous résumer les principales tendances des deux dernières décennies ?
La qualité de la gouvernance a évolué de manière inégale, et ses manquements persistants génèrent des frustrations au sein des populations – qui expliquent en partie le retour de l’armée aux affaires au Sahel et ailleurs.
Les sondages montrent que les citoyens gardent de fortes aspirations démocratiques à travers le continent, mais que leurs attentes ne sont pas satisfaites. L’alternance démocratique est une réalité dans de nombreux pays, comme le Nigeria, le Libéria, la Sierra Leone. Mais globalement, à l’échelle du continent, la pression sur les institutions électorales et démocratiques continue à être aiguë : la limitation des mandats est régulièrement remise en cause, l’exercice du pouvoir demeure concentré, et les contre-pouvoirs restent faibles. Par ailleurs, la faiblesse des institutions étatiques continue à entraver l’accès aux services publics de base et aux opportunités économiques.
Ce décalage entre les attentes et les difficultés des gouvernements à y répondre génère des frustrations et une baisse de confiance dans les institutions. L’armée, qui bénéficie en moyenne d’une cote de confiance plus élevée que les institutions civiles, a saisi l’occasion de mouvements de protestation des populations pour s’emparer du pouvoir dans plusieurs pays. Cette défiance vis-à-vis des institutions dépasse le seul cadre africain : c’est un phénomène mondial.
Votre article trace une distinction entre les pays riches en ressources naturelles et les autres, les premiers rencontrant davantage de difficultés à mobiliser des ressources et à développer les institutions. Est-ce à dire que la question de la « malédiction des matières premières » est toujours aussi prégnante ?
Il y a une forte corrélation entre abondance en ressources et déficit de gouvernance, mais certains cas montrent que la « malédiction des ressources » n’a rien d’inéluctable. Le Botswana, par exemple, est riche en diamants et a su développer des institutions fortes et inclusives. Même dans les pays qu’on décrit comme en proie à cette « malédiction », on retrouve des « poches d’efficacité » au sein de certaines institutions. Au Nigeria, grand producteur de pétrole, la commission contre les crimes économiques et financiers (EFCC) a quelques succès à son actif, tandis qu’on constate un accès meilleur à l’information pour le grand public depuis le passage de la loi sur l’information en 2011.
Globalement, on constate dans de nombreux pays de grandes avancées en termes de capacités civiques et des réformes de transparence, dans la gestion de l’argent public notamment. Près de la moitié des pays africains se sont déjà dotés d’une loi sur l’accès à l’information, et ces textes se traduisent par une hausse des demandes d’information de la part de citoyens, soucieux par exemple d’obtenir des données sur les marchés publics. Évidemment, ces lois ne sont pas toujours entièrement mises en œuvre ou disposent de nombreuses exceptions et zones d’ombre qui permettent de maintenir une certaine opacité. Mais globalement, on dispose aujourd’hui de beaucoup plus d’informations et de données qu’il y a vingt ans.
Comment expliquer la persistance d’un niveau élevé de corruption, décrit dans l’article ?
Une partie de la réponse se trouve au niveau de la nature des régimes, où le pouvoir reste concentré et maintient une proximité entre milieux politiques et des affaires. Mais il faut aussi observer ce phénomène à plus grande échelle : l’argent de la corruption nourrit des flux financiers illicites qui transitent et sont blanchis sur d’autres continents, aux Émirats, au Portugal ou au Royaume-Uni. C’est aussi le fait d’acteurs non-africains.
Quels conseils donnez-vous aux bailleurs de fonds avec lesquels vous travaillez pour améliorer leurs programmes sur le continent ?
Un point important est de se positionner sur une perspective de long-terme pour calibrer les réformes de gouvernance. Les époques de transition et de réforme sont souvent des temps d’instabilité, qui s’accompagnent des luttes de pouvoir et de contestations, et souvent d’un ralentissement de la croissance, mais cela ne signifie pas que les réformes doivent être abandonnées. En Europe, la construction des institutions a mis des décennies, sinon des siècles : on ne peut donc pas seulement se placer dans une optique de quatre ou cinq ans pour des projets de gouvernance.
Il faut se rappeler que le processus de construction ou de renforcement des institutions n’est pas linéaire et dépend de nombreux facteurs. Ce sont des processus très politiques, qui nécessitent de réfléchir aux incitations à mettre en place pour que la classe politique prenne des mesures difficiles, qui peuvent aller contre ses intérêts immédiats. Certaines fenêtres d’opportunités représentent un meilleur moment pour les réformes, comme par exemple la période qui suit les élections de candidats réformateurs ou les crises.
Il est aussi temps de regarder au-delà des « bonnes pratiques » de gouvernance, souvent importées des pays développés et prônées sans distinction entre les contextes et les pays. L’article revient sur certaines des expérimentations et des solutions locales qui ont fonctionné. À Madagascar, par exemple, la mise en place de contrats basés sur la performance dans la gestion du port de Toamasina s’est faite à travers une série d’essais et d’expérimentations qui ont permis d’améliorer les ressources douanières, dans un contexte pourtant marqué par de hauts niveaux de corruption. Partout dans le continent on voit émerger ces innovations, souvent accélérées par la révolution digitale, et qui permettent de véritables avancées, que ce soit dans le foncier, les impôts ou les services de santé et d’éducation.