Une profession aux contours mouvants

Une profession aux contours mouvants

Afficher sa première carte de presse sur les réseaux sociaux : cette tradition perdure chez les jeunes journalistes, témoignant du « prestige » que confère le précieux sésame. Avec la multiplication des canaux d’information, tout citoyen peut désormais se décréter journaliste sans posséder la carte. Qu’est-ce qui caractérise ce métier aujourd’hui ? Et comment en redéfinir les frontières ?

Par Adèle Hospital (promo 21)

Photographie prise lors de la manifestation de novembre 2020 contre le projet de loi « Sécurité globale ». Ce texte, par ses restrictions, avait éveillé des inquiétudes sur les capacités à informer librement. (Crédits : Mr Tact Hill / Shutterstock)

Tout journaliste professionnel connaît bien cette démarche : rassembler ses bulletins de salaire de l’année précédente, remplir patiemment un descriptif de ses activités professionnelles, puis patienter quelques semaines avant de recevoir sa carte de presse par voie postale. Ce rectangle de plastique est attribué par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) et facilite notamment l’accès aux conférences de presse gouvernementales et aux zones de guerre, et ouvre les portes des musées gratuitement. « La Commission ne dit pas qui a le droit ou non d’être journaliste, elle juge encore moins la qualité des journalistes. Elle détermine seulement si l’activité d’une personne relève du journalisme professionnel au sens défini par la loi », pointe Catherine Lozac’h, présidente de la CCIJP. 

La profession est dite « ouverte »

Dès les années 1930, face à la propagande de guerre, le Syndicat national des journalistes demande un statut de journaliste professionnel pour protéger son activité et la qualité de l’information. Celui-ci est créé par la loi du 29 mars 1935, qui le définit comme « celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une publication quotidienne ou périodique éditée en France ou dans une agence française d’informations et qui en tire le principal des ressources nécessaires à son existence ». Cette définition étant assez large, la loi instaure également une commission composée de représentants des journalistes et de leurs employeurs qui devra déterminer qui relève ou non de ce statut. Hormis les deux années qui suivront la Libération, il n’a jamais été nécessaire de posséder la carte de presse pour exercer comme journaliste. Il n’est pas non plus obligatoire d’avoir étudié dans une école de journalisme. La profession est dite « ouverte ».

« Le journalisme peut être pratiqué par des citoyens, des étudiants, des vidéastes sur YouTube, des documentaristes, des correspondants locaux qui n’ont pas de carte de presse. »
— Loris Guémart

Pour Loris Guémart, journaliste pour le site Arrêt sur images, la définition de la profession dépasse largement le simple fait de posséder une carte de presse : « Pour moi, le journalisme, c’est la collecte d’informations d’intérêt général, leur contextualisation et leur publication. Je ne comprends pas les journalistes qui s’attachent à la carte de presse. Le journalisme peut être pratiqué par des citoyens, des étudiants, des vidéastes sur YouTube, des documentaristes, des correspondants locaux qui n’ont pas de carte de presse. » Pendant trois ans, celui qui est aujourd’hui journaliste média a travaillé sans ladite carte, d’abord comme blogueur, puis comme correspondant local, en Normandie. 

Le cas récent des plateformes de podcasts 

La Commission émet très peu de refus, fait toutefois valoir Catherine Lozac’h. En 2023, sur 35 455 demandes de carte, les représentants de la profession qui composent la CCIJP en ont refusé 711, soit 2 % des dossiers étudiés. Pour la plupart, des journalistes qui n’ont pas retrouvé de poste après deux ans sans emploi, des personnes aux revenus journalistiques insuffisants pour être considérés comme une activité principale, des attachés de presse (une profession incompatible avec celle de journaliste), des communicants ou des correspondants à l’étranger, rattachés au droit local. Si pour la première fois depuis 10 ans, le nombre de cartes attribuées est en légère hausse (4,15 % de plus qu’en 2022), Valérie Jeanne-Perrier constate que le sésame perd de son pouvoir symbolique auprès des jeunes journalistes. « Il n’y a plus d’empressement à demander la carte de presse, elle n’est plus vue comme nécessaire pour exercer son métier. Les journalistes qui la sollicitent le font davantage pour les bénéfices pratiques qu’elle offre que par fierté », explique la chercheuse et professeure à l’école de journalisme du Celsa. 

La profession étant mouvante, Catherine Lozac’h le reconnaît : régulièrement, la Commission crée des groupes de travail pour se pencher sur une nouvelle forme de diffusion de l’information et décider si elle relève ou pas du journalisme. Le dernier cas en date est celui des plateformes de podcasts. « Nous nous sommes rendu compte que ce qui avait été décidé en 1935 était toujours pertinent. Il y a une responsabilité éditoriale, un travail journalistique et rémunéré ? C’est donc du journalisme professionnel. Les médias ont changé, mais le cadre de définition est toujours le même », analyse la présidente de la CCIJP, qui est également journaliste pour le quotidien Le Télégramme. « Il y a toujours eu une interrogation sur les frontières du métier, mais elle est particulièrement prégnante aujourd’hui, car il y a de plus en plus de médias et de façons de s’informer. Avant, c’était facile : la presse se trouvait dans les kiosques. Les citoyens actuels doivent hiérarchiser eux-mêmes les sources d’information », abonde Valérie Jeanne-Perrier. 

« Avant, c’était facile : la presse se trouvait dans les kiosques. Les citoyens actuels doivent hiérarchiser eux-mêmes les sources d’information. »
— Valérie Jeanne-Perrier

Les « faux amis » du journalisme 

Plus que la multiplication des canaux d’information, c’est peut-être le mélange des genres qui brouille aujourd’hui les frontières du journalisme et peut induire le public en erreur. La profession de journaliste a quelques « cousines » avec lesquelles il est facile de la confondre, notamment lorsque celles-ci lui empruntent tous ses codes. L’un de ces proches parents est le métier de chroniqueur. « L’opinion devient un moyen de produire de l’information à moindre coût, décrypte la professeure du Celsa. Ce qui complique la distinction pour le spectateur, c’est qu’un journaliste possédant une carte de presse peut intervenir comme chroniqueur sur un autre créneau de la chaîne, sans que ce changement de rôle soit précisé. » L’émission Touche pas à mon poste ! est un cas d’école du brouillage des pistes : ce talk-show qui mêle débats entre chroniqueurs et séquences de divertissement occupe le créneau traditionnel des journaux d’information, en début de soirée. 

La communication est un autre faux ami. Même la CCIJP a failli s’y laisser prendre. Sa présidente se souvient : « Il y a quelques années, nous avons dû déterminer si un trimestriel était un média ou non. C’était un beau magazine sur le sport avec des interviews qui adoptaient tous les codes de la presse. En enquêtant, nous nous sommes aperçus qu’il était en fait édité par une marque de boisson énergisante. » Pour résumer, comme le dit Loris Guémart, « on retourne à une situation de flou complet comme il y a quelques dizaines d’années : des personnes sur X font du journalisme, des grands médias relayent la parole de non-journalistes comme étant du journalisme, d’autres relayent de la publicité comme du journalisme ». 

Comment le lecteur peut-il se repérer dans cet écheveau ? Il faut peut-être, comme le suggère Valérie Jeanne-Perrier, que les citoyens deviennent « eux-mêmes des journalistes », qu’ils mènent l’enquête et gardent un regard critique sur l’information qui leur est donnée. 

Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.



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