Alice Delacroix : premiers pas dans la communication
Dans son dossier sur la représentation du handicap dans la société française, Émile dresse le portrait de deux alumni. Le premier fréquentait la rue Saint-Guillaume il y a 15 ans, la seconde vient tout juste d’être diplômée. Scolarité, insertion sur le marché du travail et perception de leur handicap : ils reviennent sur les moments clés de leur parcours.
Par Caroline Blackburn et Maïna Marjany (promo 14)
Elle nous prévient d’emblée : « Je ne me considère pas comme handicapée, mais plutôt comme une femme qui ne voit et n’entend pas bien. » Alice Delacroix (promo 23) nous confie avoir mis du temps à assumer son handicap. « Je ne me suis jamais servie de ma canne blanche, par exemple. Désormais, j’ai appris à accepter cette situation, mais je ne veux pas que ça devienne une part de mon identité. »
Malvoyante de naissance, la jeune fille est scolarisée, à partir de ses quatre ans, dans une école standard, sur les conseils de son médecin, afin de stimuler au maximum sa vue. Elle apprend à lire et à écrire avec un programme de lettres en grande taille. Cette stimulation constante lui permet de se maintenir à une vision de 10 %.
Au cours de notre entrevue, Alice tient à rappeler l’une des définitions historiques du mot « handicap » : aux courses de galop, c’est un désavantage donné aux concurrents sous forme de poids supplémentaire à porter, en fonction notamment de leurs gains et de leurs classements passés, visant à équilibrer les chances de succès à l’arrivée. « Ainsi, je considère mon handicap non pas comme quelque chose d’invalidant, mais comme un frein dans certains domaines (pour lire et écrire, par exemple). J’aime bien dire que c’est comme une petite faute d’orthographe ! »
Lorsqu’elle souffle sa dixième bougie, elle subit un nouveau frein. Son audition baisse de manière significative, ce qui engendre des difficultés à l’école. « Les dictées, par exemple, se passaient mal. » Pour le choix du collège, ses parents et ses professeurs s’orientent vers un établissement spécialisé, Le Cours Morvan. « Nous étions en groupe de 10 maximum par classe et c’était à l’enseignant de s’adapter. » À 15 ans, on lui pose des implants cochléaires. « Après l’opération et grâce à la rééducation, j’ai retrouvé un niveau d’audition comme avant la perte. » Cela lui permet de retrouver une vie sociale normale, même si certaines situations restent compliquées à gérer. « La difficulté d’être à la fois malvoyante et malentendante, c’est que je ne peux pas lire sur les lèvres. Par exemple, quand nous sommes quatre ou cinq à table dans un restaurant bruyant, je ne parviens plus à suivre les conversations, c’est vite fatigant. »
Après le lycée, elle s’inscrit en licence de sciences sociales à l’Université Paris Cité, avant de poursuivre en master Communication, médias et industries créatives à Sciences Po. Dans les deux établissements, elle est suivie par les pôles Handicap et bénéficie d’aménagements personnalisés. « Ceux qui m’ont été les plus utiles sont le tiers temps pour les examens, car je mets davantage de temps à lire, et la mise à disposition d’un preneur de notes pour les cours. Même si je faisais porter un micro au professeur, je ne pouvais pas à la fois l’écouter, écrire et zoomer sur le PowerPoint projeté pour le lire. » À Sciences Po, elle a également la possibilité de numériser des ouvrages pour les agrandir ou de les avoir en braille. « Il y avait également d’autres aménagements que je n’ai pas sollicités, car ils ne me semblaient pas indispensables. Je ne voulais pas de passe-droit ! Au final, je pense avoir été traitée comme tout le monde, sans discrimination ni positive ni négative. »
À la fin de ses études, la recherche d’un emploi est une source de stress : « Je m’autocensurais. » Elle envisage également de passer les concours administratifs, mais craint d’être titularisée à l’autre bout de la France, loin de Paris, de sa famille, mais surtout des transports en commun ! « Je ne peux pas conduire », souligne-t-elle. Elle envoie des CV, sollicite le pôle Handicap de Sciences Po, apprend à mettre en valeur ses compétences plutôt que son handicap lors des entretiens d’embauche. Trois mois plus tard, ses recherches portent leurs fruits et elle est recrutée comme consultante en communication au sein de l’agence JIN. Un poste de travail adapté lui est proposé et ses collègues sont sensibilisés. « Ils savent par exemple qu’en réunion, je n’arrive plus à suivre si plusieurs personnes parlent en même temps… Et ce n’est pas moi qui suis en charge des comptes rendus. »
Résiliente, Alice a également conscience que toutes les personnes en situation de handicap n’ont pas nécessairement accès aux mêmes opportunités. « Être touchée jeune par le handicap m’a permis de relativiser, de me rendre compte de ce que je pouvais faire. C’est peut-être aussi parce que j’ai un handicap qui n’est pas trop pénible, que je viens d’un milieu favorisé et que j’ai eu la chance de faire de bonnes études. »
Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.