Handicap à la télé : work in progress

Handicap à la télé : work in progress

En 2023, pour la septième année consécutive, le handicap est resté la première cause de discriminations enregistrées par le Défenseur des droits, devant l’origine et l’état de santé. Cette situation préoccupante questionne la représentation des personnes en situation de handicap dans notre société. Sont-elles suffisamment visibles ? De quelle manière ? Dans cette enquête, nous faisons un focus sur les médias audiovisuels, notamment la télévision française, où la représentation des personnes en situation de handicap vient de passer la barre symbolique de 1 %. Une légère amélioration, mais les défis restent nombreux.

Par Tiphaine Pioger (promo 16)

« T’es riche, Emmanuel Macron ? T’as beaucoup de pognon ? » demande sans complexe Grégory, journaliste non professionnel au Papotin, au président de la République. (Crédits : D.R./Capture d'écran)

En costume bleu marine, Emmanuel Macron se tient face à un parterre de journalistes. Devant lui, Grégory se lève. Couvre-chef brun masquant ses cheveux poivre et sel, il semble surexcité à l’idée d’interroger le président de la République. Il saisit le micro et se lance : « Est-ce que vous avez beaucoup d’argent ? ». Rires dans la salle. D’habitude roi dans l’art de maîtriser la communication, Emmanuel Macron écarquille les yeux et penche la tête en arrière, comme pour s’accorder quelques secondes afin de digérer sa surprise. Grégory en profite pour enchérir : « T’es riche, Emmanuel Macron ? T’as beaucoup de pognon ? ». Et passe donc au tutoiement. 

La séquence incarne bien la liberté de ton des Rencontres du Papotin, une émission diffusée sur France 2 depuis septembre 2022. Elle met en scène un échange entre une rédaction de journalistes atteints de troubles du spectre autistique et une personnalité politique ou culturelle. La rencontre est diffusée une fois par mois, le samedi soir, en prime time. « On n’espérait même pas passer à une heure de grande écoute ! », se réjouit Julien Bancilhon, psychologue à l’hôpital de jour d’Antony et rédacteur en chef de l’émission. La devise du programme : on peut tout dire au Papotin qui, en effet, dynamite les codes du genre de l’interview.

« C’était une prise de risque », explique Marie-Anne Bernard, directrice Responsabilité sociale et environnementale (RSE) chez France Télévisions. « Mais c’est arrivé à un moment où notre vision de ce que devait être la représentation du handicap avait la maturité suffisante. » Pari gagné : depuis un an et demi, le programme rassemble, à chaque diffusion, plus de trois millions de téléspectateurs. 

Depuis une dizaine d’années, France Télévisions, comme tous les grands groupes audiovisuels, met le paquet sur l’inclusivité, notamment des personnes handicapées, avec des « responsables diversité » et autres « missions handicap ». Une politique vivement encouragée par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), ex-CSA, qui suit de près l’évolution de la représentation de la diversité dans un rapport annuel et n’hésite pas à pointer du doigt les mauvais élèves. 

Plateformes et fictions sont plus « inclusives »

Le dernier baromètre du gendarme de l’audiovisuel, publié à l’été 2023, montre une amélioration significative de la présence à l’antenne des personnes porteuses d’un handicap. Elles représentent 1 % des visages diffusés (c’était 0,8 % dans le précédent rapport pour 2021), une barre symbolique jamais franchie depuis la création du baromètre en 2009. Pour Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la Cour de cassation et membre du collège de l’Arcom, cette avancée reste toute relative. « On ne crie pas notre joie, on sait très bien que le handicap visible, c’est entre 15 et 20 % de la société française, donc le décalage entre ce qui apparaît à l’écran et une réelle représentation est quand même assez important, mais on voit qu’il y a une meilleure prise en compte de la diversité par les médias. » 

Pour la première fois, l’Arcom a également inclus dans son baromètre les contenus les plus regardés des plateformes. À elles trois, Netflix, Disney+ et Prime Video montrent 1,8 % de personnes en situation de handicap, une moyenne plus élevée, donc, que sur les chaînes traditionnelles.

Parmi les programmes de télévision mettant en scène le handicap, la fiction fait figure de bonne élève (71% des personnes handicapées à l’antenne le sont dans une fiction, +11 points par rapport à 2021). La série Lycée Toulouse-Lautrec, diffusée sur TF1, raconte la vie d’un établissement qui reçoit à la fois des handicapés et des valides. La scénariste Fanny Riedberger a réellement étudié dans cet établissement. Son expérience l’a inspirée pour écrire une série qui pose une question salvatrice : « Pourquoi les handicapés devraient-ils s’adapter au monde des valides et pas l’inverse ? », comme le résume la journaliste médias du journal L’Humanité Caroline Constant. 

Théo Curin, vice-champion d’Europe de nage handisport et acteur dans le téléfilm Handigang aux côtés d’Alessandra Sublet. (Crédits : JEAN-PHILIPPE BALTEL/3EME OEIL/Phototélé)

En matière de fiction, les exemples ne manquent pas : depuis 2011, la série à sketchs Vestiaires (France 2) s’amuse du handicap dans un club de natation handisport ; dans Handigang (TF1), le nageur paralympique Théo Curin joue le rôle d’un ado bien décidé à lutter contre le manque de considération envers les handicapés ; la web-série policière Handicops (plateforme France.tv), enfin, met en scène la vie d’une brigade entièrement composée d’agents en situation de handicap.

La liste est encore longue, et pour cause… La liberté offerte aux scénaristes permet un traitement plus large du sujet que dans les tranches d’information. « Quand vous créez des personnages en situation de handicap, vous instaurez une familiarité avec le téléspectateur, qui peut s’attacher et s’identifier », analyse Marie-Anne Bernard, chez France Télévisions. « C’est une manière de changer le regard sur le handicap, mais aussi de le banaliser. »  

Les journaux télévisés passent leur tour

Contrairement à la fiction, le handicap apparaît moins dans le secteur de l’information qu’auparavant : 12 % seulement des apparitions audiovisuelles des personnes en situation de handicap le sont dans les journaux télévisés et sur les chaînes d’information en continu (-11 points par rapport à 2021). Une diminution remarquée par les reporters. « Avant, on faisait beaucoup plus de sujets santé et handicap. Aujourd’hui, c’est rarissime. C’est quasi du 0 % ! », explique une journaliste société d’un JT national. « Je ne vois même pas un handicapé dans un micro-trottoir. » Journaliste depuis de longues années pour la chaîne, elle constate que les sujets « conso » (reportages pratiques sur les biens de consommation courante, alimentation, produits d’entretien, etc.) prennent désormais une place plus importante, aux dépens des sujets de société. « Aujourd’hui, les rédacteurs en chef décortiquent les courbes d’audience des journaux minute par minute et ils voient que le handicap, ça ne marche pas, regrette la reporter. Ce n’est pas vendeur, ça ne fait pas d’audience, les rédacteurs en chef nous le disent clairement. »

« Quand il y a Gaza, la guerre en Ukraine… Je vous mentirais si je vous disais que la question du handicap est inscrite tous les matins dans la tête des rédacteurs en chef », déplore à son tour la directrice RSE de France Télévisions. La direction de l’information du groupe audiovisuel public assure rappeler régulièrement la consigne aux responsables des journaux télévisés.

Dans la fiction, la liberté offerte aux scénaristes est plus vaste que dans l’information, permettant de changer le regard sur le handicap, de le banaliser.

Peu de handicapés dans les reportages, mais aussi parmi les professionnels travaillant dans les rédactions. En 2017, sur France Inter, le présentateur et journaliste Thomas Sotto, paralysé du bras gauche après un accident de deux-roues, racontait l’impact de son handicap dans sa profession. « Un an et demi après mon accident, je reçois un coup de fil d’une responsable de chaîne. Dans les 30 premières secondes, elle me dit : “Ton bras, ça se voit toujours ?” Évidemment, j’ai menti : à l’époque, mon bras, c’était une ficelle ! J’ai dit : “Non, non, ça ne se voit plus du tout.” J’ai compris que c’était la question éliminatoire. » Depuis, les choses n’ont pas beaucoup changé et rares sont les journalistes porteurs d’un handicap visible. La faute au recrutement, rétorquent les chaînes. 

Chaque année, sur 200 candidats reçus en entretien par La Chance, une prépa aux concours des écoles de journalisme qui lutte pour plus de diversité dans les médias, seuls quatre ou cinq maximum sont en situation de handicap. Pour Marc Epstein, président de cette prépa, il y a une autocensure des candidats. « Quand on est en situation de handicap, c’est difficile de laisser une place dans son imaginaire à un avenir dans lequel on serait journaliste télé à partir du moment où on n’en voit pas… à la télé. »

Les postulants avec un handicap manifeste qui tentent tout de même leur chance se heurtent souvent à des difficultés une fois en rédaction. Aujourd’hui journaliste podcast à l’Agence France Presse (AFP), Martin Zuber, malvoyant, a dû enchaîner les stages après ses études – bien que diplômé du Centre de formation des journalistes (CFJ), qui figure parmi les meilleurs établissements, selon le classement du
Figaro des écoles de journalisme reconnues par la profession. 

Sa première expérience dans une grande radio nationale avait pourtant bien commencé. « Le premier jour de mon stage, quand je suis arrivé, le clavier à touches agrandies et le grand écran dont j’avais besoin étaient installés. » Mais rapidement, il sent qu’on lui confie moins de tâches importantes qu’aux autres nouveaux arrivants. « Je ne sais pas si c’était un manque de confiance ou de la surprotection… Mais moi, je voulais juste être traité comme les autres ! » À la fin du stage, le rédacteur en chef lui avoue avoir été surpris par ses compétences professionnelles : « Il m’a dit : “Le problème, c’est que tu n’as pas le permis, mais reviens nous voir pour des piges.” Après ça, on ne m’a plus jamais répondu, malgré mes nombreuses relances. »

« Quand bien même les RH et les responsables RSE voudraient mettre en place des politiques positives à ce niveau-là, si les rédactions ne sont pas formées ou pas enclines à le faire, c’est vite compliqué », explique Baptiste Giraud, chargé de l’insertion professionnelle à La Chance. « Avec tous les aménagements qu’on veut, un journaliste non voyant en reportage, ce n’est pas possible », rétorque Céline Gaxatte, responsable Missions handicap pour TF1. « Nos journalistes ne font pas que parler devant une caméra, ils vont sur le terrain, puis ils choisissent les plans avec le monteur… Il y a toute une partie vidéo importante en télé qui est difficile à faire quand on est non-voyant. »

Présence banalisée = représentation réussie

L’une des figures de Radio France, Lætitia Bernard, est aveugle de naissance. Dans Regards croisés, sa chronique diffusée les samedis et dimanches dans La Matinale du week-end de France Inter, elle met en scène sa différence en demandant aux personnes qu’elle interviewe de lui décrire ce qu’elle (et l’auditeur) ne peut pas voir. « Pendant 12 ans, j’ai fait les flashs infos, l’actualité régionale, l’info des sports sans que jamais la question de mon handicap ne soit abordée », raconte-t-elle.

La journaliste admet que le handicap visuel semble plus facilement accepté dans les stations de radio qu’à la télévision. Toutefois, la toute jeune chaîne TVMonaco l’a contactée en fin de saison dernière pour lui proposer un poste. « J’ai cru que c’était une blague ! », s’amuse la journaliste sportive. « J’étais surprise et touchée qu’on me dise: “Ah mais non, on ne te demande pas de faire quelque chose autour de ton handicap, on te demande de venir en tant que journaliste sportive”. Ça, ça valait de l’or ! Je suis l’arbre qui cache la forêt… mais c’est un premier pas, c’est symbolique ! »

Pour les associations, l’enjeu d’une bonne représentation à la télévision est grand : elle impacterait l’intégration des personnes handicapées dans la société. En mai 2022, quand l’émission Fort Boyard a annoncé l’arrivée d’un quatrième « Passe » (après Passe-Partout, Passe-Muraille et Passe-Temps), l’Association des personnes de petite taille (APPT) a saisi l’Arcom. « Dans Fort Boyard, vous êtes en plein dans le stéréotype ! Ce sont des nains de cour déguisés !, s’exclame Violette Viannay. On les voit courir, mais ils ne s’expriment jamais, donc l’attention n’est portée que sur leur différence physique. »

Violette Viannay, présidente de l’APPT, déplore que ce handicap, pourtant évident (17 % des personnes handicapées visibles à l’antenne sont atteintes de nanisme), apparaisse surtout dans du divertissement : « Dans la rue, les personnes de petite taille souffrent beaucoup des photos prises à la volée. Les gens pensent que c’est une blague, alors que le nanisme, ce n’est pas drôle. L’enjeu derrière tout ça, c’est l’intégration sociale. » La présidente de l’APPT est toujours en négociation avec France Télévisions pour faire annuler l’arrivée du quatrième Passe.

Pour améliorer la représentation du handicap, les chaînes et radios prennent des engagements auprès de l’Arcom, mais ceux-ci ne sont pas contraignants.

Une représentation réussie passerait par une banalisation de la présence à l’antenne de personnes handicapées, encore trop souvent cantonnées à s’exprimer exclusivement sur le handicap. « Dès que le spécialiste des questions de défense de la BBC est à l’antenne, j’ai sous les yeux un journaliste en fauteuil roulant ! Pendant des années, l’un des correspondants de la BBC à Washington était aveugle et, à mon humble avis, c’était un des meilleurs », explique Marc Epstein, britannique d’origine et fidèle téléspectateur des journaux télévisés diffusés au Royaume-Uni. « Non seulement je vois des journalistes en situation de handicap, mais en plus il y a quelque chose de banal là-dedans. Moi, citoyen, en regardant la télévision britannique, j’ai une représentation mentale de la société à laquelle j’appartiens qui fait une place à nos amis, voisins, proches qui sont en situation de handicap. Je suis obligé de reconnaître que ce n’est pas le cas quand je regarde la télévision française. »

Céline Gaxatte, responsable Missions handicap pour TF1, défend son action : « Le handicap, c’est très large. Chez nous, ça peut être un dyslexique, quelqu’un qui a la maladie de Crohn ou qui est en fauteuil roulant. Il ne faut pas forcer à tout prix à montrer des handicaps visibles… qui eux, sont peu représentatifs des handicaps ! ».

Les Jeux paralympiques diffusés en intégralité 

Banaliser le handicap, c’est aussi sortir les personnes concernées de l’image victimaire en parlant de leurs victoires plutôt que de leur déficience. « Les contenus sportifs, par exemple, permettent une exaltation de la performance et de l’extraordinaire », exulte Marie-Anne Bernard. Pour la première fois, le groupe s’est engagé à diffuser en direct l’intégralité des épreuves paralympiques de cet été. Au total, 300 heures de programme sont prévues.

La mascotte des Jeux olympiques et paralympiques 2024, porteuse d’une prothèse à la jambe droite, dans le but de visibiliser le handicap dans la société française. (Crédits : Eric Bery/Shutterstock)

Dans les médias français, le sport est la catégorie où le handicap apparaît le moins (2 %). « Nos études mettent en évidence le fait que mettre à l’écran des personnes en situation de handicap n’est pas moins vendeur… au contraire ! », défend Laurence Pécaut-Rivolier, de l’Arcom. Selon le gendarme des médias, 60% des Français prévoient de suivre les Jeux paralympiques de Paris, presque autant que pour les Jeux olympiques (67%). Une bonne raison d’encourager la diffusion des épreuves et, du même coup, la normalisation du handisport. Et une façon de rattraper le retard perdu.

« Nous avons encore énormément d’efforts à faire », résume Marie-Anne Bernard, directrice RSE chez France TV. « Les sujets sont de plus en plus abordés, mais il faut que l’on soit plus volontaristes sur les visages qui représentent le handicap. » 

Pour améliorer cette représentation, les chaînes et radios, publiques et privées, prennent des engagements auprès de l’Arcom, mais ceux-ci ne sont pas contraignants. « La loi ne peut pas imposer des engagements chiffrés pour toutes les chaînes : si c’était le cas pour toutes les catégories de personnes visibles à l’écran, l’Arcom finirait par faire les programmes ! », explique Laurence Pécaut-Rivolier. Le gendarme de l’audiovisuel encourage toutefois les groupes à se contraindre eux-mêmes avec des objectifs quantitatifs. Sans quoi la représentation du handicap risque de stagner à 1 %, et le vœu d’une télévision qui reflèterait la société de rester au stade d’utopie.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.



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