La nuance : le luxe de l’intelligence ?

La nuance : le luxe de l’intelligence ?

Dans le vacarme ambiant, porté haut et fort par les extrêmes, tout propos nuancé semble condamné à se dissoudre. La nuance ne serait-elle pas, pourtant, le meilleur antidote face à la facilité trompeuse d’une position tranchée, mais simpliste ? Ou n’est-elle qu’un luxe, un refus d’admettre que le juste milieu est un mirage ? Panorama de la pensée d’intellectuels, de Camus à Todorov, qui ont marqué leur temps sans céder au manichéisme.

Par Lawrence Bekk-Day (promo 18)

« Nuancé, ée, adj. : qui tient compte de différences ; qui n’est pas net, tranché . »
— Le Petit Robert

« La nuance est le luxe de l’intelligence libre », nous dit Albert Camus dans ses Chroniques algériennes. Ce luxe semble bien compromis : la voix de la raison – à supposer qu’elle puisse être universelle – n’a jamais aussi peu porté.

Selon Jean Birnbaum (lire son interview ici), il est plus que jamais urgent de la réhabiliter : le directeur du Monde des livres lui a consacré un ouvrage entier à ce sujet, Le Courage de la nuance (Seuil, 2021). Il ne prône pas tant un retour à une époque de raison, qui n’existe peut-être que dans nos rêves, qu’une relecture de grands penseurs qui, selon lui, caractérisent une réflexion nuancée. Manière de réhabiliter une façon de penser plus saine, « un héroïsme de la mesure », tout du moins « si l’on admet que la nuance n’est en rien une faiblesse, écrit-il, et qu’elle relève au contraire de la bravoure. » Honnêteté intellectuelle, recherche de la vérité, dépassement de l’indicible par le rire : voilà le triptyque qui permet la construction d’une pensée équilibrée, qui n’empêche pas le parti pris. D’où la présence de penseurs très engagés comme Camus, de philosophes comme Arendt ou Aron, d’écrivains comme Orwell, voire d’un critique littéraire comme Barthes ou d’une personnalité nettement plus complexe voire controversée comme Bernanos.

Changer sans se dédire

Albert Camus. (Crédits : Domaine Public)

C’est la difficile réconciliation des contradictions propres aux personnalités citées par Jean Birnbaum qui souligne leur nuance. Imagine-t-on Camus, polémiste hors pair, avoir également déclaré : « Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes » 

Comment accepter le paradoxe fondamental d’Arendt, qui théorise la banalité du mal nazi, tout en se montrant moins lucide envers son ancien professeur et amant Heidegger ? Comment réconcilier le catholique fervent qu’était Bernanos et sa salutaire critique de la guerre d’Espagne dans Les Grands Cimetières sous la lune (1938), où il écrit : « Il faut voir. Il faut comprendre » ? C’est peut-être que Bernanos, sans le savoir, a fait sienne cette formule de Churchill : « Pour s’améliorer, il faut changer. Donc, pour être parfait, il faut avoir changé souvent. » Même si l’ancien maurrassien récuse d’avoir retourné sa veste, avec une pointe de mauvaise foi : « J’ai (…) le droit de rire au nez des étourdis qui m’accuseraient d’avoir changé. Ce sont eux qui ont changé. »

Raymond Aron. (Crédits : Callimacus)

Changer ou évoluer, au gré de découvertes ou d’une situation inédite, reste un exercice intellectuel difficile ; il implique un renoncement, voire un rejet de la part de vos anciens amis et alliés qui ne vous suivront pas. Pour Raymond Aron, cet effort est néanmoins indispensable pour qui recherche la vérité et non le confort d’un prêt-à-penser : « Avoir des opinions politiques, ce n’est pas avoir une fois pour toutes une idéologie, c’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent. » Autrement, nous devenons dogmatiques, comme si nous récitions un catéchisme incontestable. Aron file la métaphore religieuse : « J’ai (…) parlé de “religion séculière”. L’expression s’appliquait partiellement au moins à l’hitlérisme, elle s’appliquait également à l’Union soviétique. Elle concerne une idéologie qui est présentée comme une espèce de vérité religieuse. (…) Il s’agit toujours d’une vérité suprême dont les membres du parti sont les grands prêtres. » C’est pourquoi il défend une certaine idée de la démocratie, basée sur des faits et non des idéologies menant à des réalités mortifères : « Est-il si difficile, pour de grands intellectuels, d’accepter que deux et deux font quatre et que le goulag, ce n’est pas la démocratie ? »

Démocratie et nuance font la paire

Montesquieu. (Crédits : Domaine Public)

Récemment, intellectuels et penseurs outre-Atlantique travaillent la notion de la nuance et de la modération avec d’autant plus d’urgence depuis que Donald Trump a fait irruption dans la vie politique américaine. Pour Aurelian Craiutu, enseignant en science politique à Indiana University, la modération est même « la vertu la plus difficile et la plus gratifiante ». Dans son ouvrage Les Visages de la modération : l’art de l’équilibre à l’ère des extrémismes (2017, non traduit), il reconnaît le caractère protéiforme de la modération qui la rend difficile à théoriser, tout en insistant sur son caractère indispensable pour que vivent les démocraties. Il invoque la philosophie des Lumières, en rappelant que Montesquieu en appelait déjà à la pondération : « Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes ; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. (…) L’esprit de la modération doit être celui du législateur. » 

Aurelian Craiutu travaille ainsi le concept : « La modération est un acte d’équilibriste complexe. Sur la couverture de mon ouvrage figure un funambule. Ce dernier fait appel à de nombreux ingrédients pour ne pas tomber : de la dextérité, de l’entraînement, de la patience, de la détermination, du courage, de l’art et de l’intuition. Il ne peut pas reculer ou rester immobile. Il est condamné à avancer. Il doit donc garder à l’esprit sa destination et ne jamais la lâcher du regard, tout en mesurant chaque pas, sachant que tout mauvais calcul peut lui être fatal. » L’enseignant file la métaphore : « Je crois qu’un politicien compétent ressemble à un bon funambule. (…) Il doit avoir le courage, lorsque c’est nécessaire, de nager à contre-courant, et toujours laisser le camp adverse s’exprimer sur les sujets à controverse. Son opposé serait celui qui connaît toutes les réponses avant même que les questions soient posées ; il serait celui qui n’écoute pas, qui divise le monde entre les bons et les méchants (…). Nous avons trop d’exemples de ce genre d’esprits moralisateurs dans notre ère d’immodération croissante. »

Tzvetan Todorov. (Crédits : Fronteiras do Pensamento)

Cette immodération met en péril la démocratie. Autrement dit, la modération n’est pas uniquement une composante souhaitable de la démocratie, elle est une condition essentielle de sa survie. Tzvetan Todorov, sémiologue inclassable, élève de Roland Barthes, y a consacré un ouvrage : Éloge de la modération (2012). Il y développe la thèse suivante : la modération est source de liberté, car elle nous permet de nous affranchir des idéologies et des dogmes. Les démocraties se définissent par « un ensemble de caractéristiques qui se combinent entre elles pour former un agencement complexe, au sein duquel elles se limitent et s’équilibrent mutuellement. Sans être en contradiction frontale l’une avec l’autre, elles ont des sources et des finalités différentes ». Il ajoute : « Si l’équilibre est rompu, le signal d’alarme doit être déclenché. » Bien sûr que la démocratie ne vend pas du rêve. Mais c’est là aussi sa force : elle accepte l’imperfection du monde et tente de s’améliorer dans le cadre de cette contrainte. « À la différence des théocraties et des régimes totalitaires, [les démocraties] ne promettent pas à leur population le salut, ni ne lui imposent la voie qu’elle doit suivre pour y accéder. La construction du paradis sur terre ne fait pas partie de leur programme, l’imperfection de tout ordre social est considérée comme une donnée préalable. » Et de rappeler que, malgré les défauts inhérents aux démocraties, un « perfectionnement grâce aux efforts de la volonté collective » a permis de réels progrès : « Les habitants des pays démocratiques, même s’ils sont souvent insatisfaits de leur condition, vivent dans un monde plus juste que ceux des autres pays : ils sont protégés par les lois ; ils jouissent de la solidarité entre membres de la société, qui bénéficie aux vieux, aux malades, aux chômeurs, aux miséreux ; ils peuvent se réclamer des principes d’égalité et de liberté. »

Ces progrès n’ont rien d’acquis. Jon Stewart, humoriste américain et ancien présentateur du Daily Show (dont l’émission Quotidien est une sorte d’émanation à la française), l’a constaté. Il est devenu le poil à gratter de la classe politique, qu’il tourne en dérision avec talent. Si bien que dans les années 2000, son émission satirique était devenue la première source d’information des Américains de 18-29 ans. Les interventions du satiriste avaient notamment permis l’adoption au Congrès d’une loi garantissant la prise en charge des soins de santé des secouristes et bénévoles touchés par les attaques terroristes du 11 septembre 2001. En 2010, pourfendeur de la politique spectacle, regrettant une hyperpolarisation pourtant pré-trumpienne, Jon Stewart organise un vrai-faux meeting, le « Rally to Restore Sanity » (« Rassemblement pour restaurer le bon sens ») à Washington D.C., réunissant plus de 200 000 personnes dans une ambiance bon enfant. Il singe ainsi les meetings politiques à l’américaine, où le grand spectacle prédomine, pour mieux s’en moquer. Il profite de son vrai-faux discours de clôture pour nous mettre en garde : « Si nous amplifions tout, nous n’entendons plus rien. » Car l’humoriste n’est pas partisan – même s’il penche plutôt à gauche – et il a fait la démonstration, en 25 ans de carrière, qu’il n’avait réellement aucune arrière-pensée électoraliste.

Mais cette année, sorti d’une retraite qu’il s’était imposée à lui-même, il retrouve, une fois par semaine, son siège de présentateur au Daily Show. Quelque chose en lui a changé : les événements lui ont fait prendre conscience de la réelle fragilité de la démocratie américaine. Non seulement imparfaite, elle n’est même pas acquise et il n’est désormais plus impensable qu’elle puisse prendre fin. Dans le monologue de conclusion de l’émission marquant son grand retour, il admet que l’humour ne peut pas tout : « C’est vraiment un boulot harassant que celui de rendre notre monde meilleur. Cent fois sur le métier, il faut remettre son ouvrage ; il faut des milliers de gens qui s’accrochent, qui persistent et qui signent, qui ramassent ceux qui sont tombés et ne cessent de s’échiner sur les mêmes sujets jusqu’à ce qu’on obtienne une conclusion heureuse. Et même après, il ne faut rien lâcher pour nous assurer que tout ne soit pas détricoté. » La réélection de Donald Trump sonne comme un mauvais présage. Le soir de l’élection, Jon Stewart s’adresse au public face caméra : « Ce n’est pas la fin. Je vous le promets, ce n’est pas la fin. » Cette apostrophe crépusculaire résonne plus comme un vœu pieux que comme une certitude.

L’éthique du silence

Hannah Arendt. (Crédits : Domaine Public)

Alors, faute de mieux, la nuance permettrait a minima et à force de rigueur intellectuelle de mieux déchiffrer la nature humaine. Pour Hannah Arendt, « l’essentiel, c’est de comprendre. (…) Exercer une influence, moi ? Non, ce que je veux, c’est comprendre ». De même, Virginia Woolf admet la difficulté de traiter d’un sujet polémique, et propose le cheminement intellectuel suivant : « Lorsqu’un sujet est controversé, on ne peut espérer dire la vérité. On ne peut que montrer comment on en est arrivé à se faire une opinion. » Car l’objectif n’est pas à proprement parler l’affirmation de la vérité, mais sa recherche toujours renouvelée, sans prétendre que nous possédons la vérité suprême sous le bras : « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison », affirme Albert Camus dans Combat. Quitte, parfois, à devoir admettre qu’à la vérité, il n’y a rien à dire, lorsqu’il affirme pendant l’épuration : « Le dégoût m’était venu de toutes les formes d’expression publique. J’avais envie de me taire. » Jean Birnbaum analyse le propos camusien ainsi : « Parfois, l’éthique de la mesure est une éthique du silence. »

Kamel Daoud. (Crédits : Claude Truong-Ngoc)

Kamel Daoud ne dit pas autre chose lors de son discours du 19 novembre dernier, face aux étudiants de Sciences Po. Il s’imagine face à la colère d’un étudiant lui reprochant de ne pas être assez tranché sur la question du conflit israélo-palestinien. « Vous n’avez peut-être pas l’habitude d’écouter et d’être écouté, mais seulement de croire. Je vous dis : vous pouvez avoir raison, mais cela ne suffit pas. Il faut que la passion soit accompagnée de générosité pour construire son avenir, et qu’elle possède assez de force pour affronter les réalités. » Il revendique alors « le droit de se taire », qui « apparaît comme celui de découvrir les mots les plus utiles. Pour ma part, le droit au silence, ce n’est pas le droit de crier le premier, mais plutôt celui de parler en dernier. Pour que ma parole puisse accueillir mon histoire et les histoires de tous les autres ». Il reconnaît les limites de la recherche de la vérité : « Car la vérité, c’est le métier des dieux. Le nôtre, c’est celui d’interroger. »

Nous touchons là aux limites de la nuance, surtout si son étoile polaire est la recherche de la vérité. Jean Birnbaum tranche ainsi le nœud gordien : « Une position nuancée, nous confie-t-il, c’est une affirmation d’une vérité, mais c’est une question de perspective. On affirme une vérité en reconnaissant que les autres peuvent parfois avoir raison, même ceux qui sont en opposition. »

Nous aimons nous imaginer raisonnables et sensés ; tout le contraire des autres, qui sont dans l’erreur et jusqu’au-boutistes. Cette vision pourrait n’être qu’un leurre.

Mais à chacun sa vérité. Faites l’exercice : êtes-vous pour ou contre l’avortement ? Avez-vous tort ou raison de penser ainsi ? Quelle serait la position du juste milieu ? Car nous aimons nous imaginer raisonnables et sensés ; tout le contraire des autres, qui sont dans l’erreur et jusqu’au-boutistes. Cette vision pourrait n’être qu’un leurre. Bernanos nous met en garde : « On ne se méfie jamais assez de soi-même. » Au XVIe siècle, Montaigne diagnostiquait déjà, dans son Apologie de Raymond Sebond, la relativité de la connaissance humaine : « Il n’est chose en quoi le monde soit si divers qu’en coutumes et lois. Telle chose est ici abominable, qui apporte recommandation ailleurs. » C’est là le signe, pour lui, de l’absence d’une vérité morale universelle.

« Fuck la nuance »

Alors, si la vérité n’existe pas, « Fuck la nuance » ? C’est le titre provocateur d’un court essai incisif de Kieran Healy. Pour ce professeur de sociologie à Duke University, la Nuance (qu’il affuble d’une majuscule ironique) dans son domaine est une dérobade. « Lorsque l’on est confronté à un problème difficile à résoudre, à une ligne de pensée qui requiert de s’engager dans une affirmation qui pourrait être contestable, ou à un dilemme de logique, alors il faut faire le brave, disent les théoriciens pro-nuance : “Mais n’est-ce pas plus compliqué que cela ?” ou “N’est-ce pas à la fois/et ?” ou “Ne laissez-vous pas quelque chose de côté ?” » Selon lui, loin d’être un élément nécessaire à une réflexion structurellement solide, « appeler à plus de nuance inhibe le processus d’abstraction dont dépend une bonne théorie ». Il reconnaît toutefois que la nuance lui pose également problème pour une raison un peu honteuse : elle « n’est pas une bonne stratégie pour faire lire votre travail et susciter l’attention ».

« Les réseaux sociaux sont devenus une arène où le débat est remplacé par le combat. (…) Chacun s’y cherche des ennemis déclarés, tout le monde y fuit les contradicteurs loyaux. » 
— Jean Birnbaum

Et si nous sommes assujettis à l’économie de l’attention, les coupables, ennemis mortels de la nuance, sont tout désignés : les réseaux sociaux. Une unanimité quasi totale (et plutôt récente) les met au banc des accusés. La question travaille Jean Birnbaum, qui la mentionne dans son ouvrage : « Les réseaux sociaux sont devenus une arène où le débat est remplacé par le combat. (…) Chacun s’y cherche des ennemis déclarés, tout le monde y fuit les contradicteurs loyaux. » 

Giuliano da Empoli, auteur du best-seller Le Mage du Kremlin (Gallimard, 2022), poussait la réflexion dans son précédent ouvrage, Les Ingénieurs du chaos (JC Lattès, 2019). Selon lui, la force de frappe des artisans du désordre actuel, manipulateurs de l’opinion et faiseurs de nouveaux rois populistes, est démultipliée par les réseaux sociaux et met nos démocraties en grave danger. Mais reconnaître que les réseaux sociaux n’ont rien résolu de nos failles humaines serait occulter un peu vite que l’extrémisme et les régimes totalitaires les précèdent : le fascisme, le nazisme, le stalinisme, le polpotisme, le maoïsme leur sont bien antérieurs. Les réseaux sociaux semblent alors plutôt relever du symptôme que de la maladie elle-même.

L’enfer, c’est les autres

Jean-Paul Sartre. (Crédits : Moshe Milner)

Or la confrontation d’une prise de position avec autrui est inévitable. Un raisonnement intellectuel ne peut exister en vase clos ; il ne prend tout son sens qu’en se confrontant à la réalité du monde. On serait alors tenté de rejeter la faute sur autrui : « L’enfer, c’est les autres. » Mais la citation sartrienne mérite réexamen. Sartre lui-même la précise en 1964 : « On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés. (…) C’est tout autre chose que je veux dire. (…) Si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. (…) Quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donnés, de nous juger. (…) Cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres. Ça marque simplement l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous. »

Molière. (Crédits : Domaine Public)

Face à une telle situation, la tentation est grande de régler le problème en se mettant en retrait : sortir du jeu, en quelque sorte. Sur l’issue d’une telle solution, l’excipit du Misanthrope de Molière (1666) fournit matière à réflexion. Alceste, vaincu par les faussetés d’un monde qui lui est insupportable, veut se faire ermite : « Trahi de toutes parts, accablé d’injustices, / Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices, / Et chercher sur la terre un endroit écarté / Où d’être homme d’honneur on ait la liberté. » 

Son ami Philinte veut l’en décourager : « Allons employer toute chose / Pour rompre le dessein que son cœur se propose. »

Alceste doit-il accepter les failles de son prochain et renoncer à son absolutisme moral, c’est-à-dire abandonner une part importante de son essence ? Ou bien rejeter son espèce, pour tenter de vivre en accord avec lui-même ? Mais comment renier le genre humain sans renier une part de soi-même ? Molière botte en touche : la pièce ne s’achève pas, elle « s’évapore », selon le mot du journaliste Francisque Sarcey. 

S’il est impossible de convertir tout le monde à sa cause, pour faire société, il est indépassable de s’entendre avec ceux avec qui on ne s’entend pas. Comment faire ? Pour l’auteur de cet article, la question reste entière.


Aller plus loin


Pour une première approche

Le Courage de la nuance

Passant en revue la pensée de nombreux intellectuels influents, le journaliste Jean Birnbaum tente d’en dégager un fil rouge : la nuance, qualité première de leur approche. Un pari audacieux, car convoquer en un court ouvrage des penseurs aussi divers qu’Arendt, Aron, Bernanos, Camus et d’autres relevait de la gageure. Au risque d’étirer parfois au-delà du plausible la notion de nuance qui, selon l’auteur, recouvre tout autant le devoir de la vérité camusien, le droit à l’erreur bernanosien, que les conceptions et contradictions arendtiennes. 

Le Courage de la nuance, Point Essais, 160 p., 8,95 €.


Pour une lecture exigeante

Nous et les autres

« Toujours et partout, nous vivons avec les autres. » Partant de ce constat indépassable, Tzvetan Todorov mène sa réflexion en invoquant divers penseurs français, de Montesquieu à Lévi-Strauss en passant par Segalen. Comme beaucoup d’ouvrages de Todorov, celui-ci est remarquable par l’étendue de son analyse et sa fidélité à la phrase de Lessing, que cet essayiste inclassable fait sienne : « Je préfère chercher la vérité que d’en disposer. » 

Nous et les autres, Point Essais, 544 p., 13,55 €.


Pour être bousculé

Déchéance de rationalité – Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou

Dans cet ouvrage halluciné et hallucinant, Gérald Bronner semble avoir disjoncté. Que faire dans un monde de fous qui a perdu les pédales ? Chronique d’un échec annoncé de la rationalité, dont le point de départ est la rencontre de l’auteur avec des djihadistes présumés végétant dans un éphémère centre de déradicalisation à la française. Sans cesse chahuté, le sociologue en perdition exprime son désarroi face à un monde absurde où plus rien ne tourne rond. 

Déchéance de rationalité, Grasset, 272 p., 20 €.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.



Jean Birnbaum : “Dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance “

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