L’art, ultime espace de dialogue et de liberté ?
Si de nombreuses manifestations culturelles et artistiques font polémique en France à l’aune de la guerre à Gaza, du « wokisme » et de la montée des extrêmes, Paris demeure un épicentre de la création et de la liberté.
Par Nicole Hamouche (promo 93)
Le Palais de Tokyo perd un temps sa sérénité asiatique avec son exposition « Passé inquiet : musées, exil et solidarité ». Le cercle des Amis du Palais se rompt et les médias saisissent l’occasion pour attiser le feu. Le conflit israélo-palestinien, le « wokisme » et la polarisation ont investi le champ public, y compris celui des institutions culturelles, dont la vocation est, à l’origine, de favoriser la contemplation et le rapprochement plutôt que la division et la radicalité. S’il est un vecteur qui permet de briser les tabous et les conventions, c’est bien l’art et toute forme d’expression artistique, qui permettent l’exploration et la nuance. Celle-ci peine, ceci dit, à se frayer un chemin dans une sphère de plus en plus marquée par les impératifs de productivité et de vitesse et que viennent troubler de surcroît les réseaux sociaux, avec leur déferlante de réactions immédiates. L’art de la nuance nécessite du temps, tout comme la création demande de la maturation et des moments de respiration. C’est le propre de l’art tout court également ; il convient de ne pas l’en départir, de ne pas le réduire en le limitant, en le soumettant à la bien-pensance et aux injonctions d’une époque ou d’une actualité.
Paris reste le refuge des artistes de tous horizons
L’exposition « Passé Inquiet » compile les archives de quatre tentatives de musées en exil, des expositions itinérantes qui ont incarné le soutien d’artistes à des luttes d’émancipation de peuples portées dans les années 1970-1980, au Chili, au Nicaragua, en Afrique du Sud et au Liban. Cette dernière affiche une exposition d’artistes palestiniens, organisée par l’OLP à Beyrouth, en 1978. Quand bien même l’exposition avait été présentée dans plusieurs pays depuis 2018 et était prévue au Palais de Tokyo bien avant le déclenchement de la guerre à Gaza, Sandra Hegedüs, l’une des mécènes des Amis du Palais de Tokyo, dénonce un soutien trop affirmé à la cause palestinienne et annonce retirer ses financements. Les dirigeants du musée se voient obligés de se justifier publiquement. Laurent Dumas, le président du conseil d’administration, rappelle : « Nous sommes un lieu où les artistes peuvent s’exprimer ; un terrain de débat, de réflexion et de rencontre. Notre mission est de mettre en lumière, en question, en perspective, historique notamment, l’actualité qui agite la société, pas d’opposer des logiques ou de créer des fractures supplémentaires. Cette mission n’est pas facile. Surtout aujourd’hui. Mais probablement, plus elle est difficile, plus elle est nécessaire. »
Ainsi, la polémique n’a pas empêché l’exposition « Présences arabes - Art moderne et décolonisation 1908-1988 » qui a suivi, au Musée d’art moderne de Paris, d’attirer 45 000 visiteurs, touristes ou Parisiens, et surtout, un grand nombre de jeunes, pour la satisfaction du commissaire Morad Montazami. L’exposition mettait en lumière plus de 130 artistes arabes installés à Paris et dont les œuvres ont constitué une contribution essentielle aux avant-gardes arabes et à l’histoire de l’art moderne du XXe siècle. La force de cette exposition est déjà d’avoir eu lieu dans ce contexte de tensions où le monde arabe n’est plus forcément persona grata en France, de fédérer un certain nombre d’acteurs des deux côtés de la Méditerranée et au-delà, pour sa mise en œuvre. Et précisément, de mettre en lumière le rôle de Paris comme foyer de l’émancipation et des réseaux anticoloniaux.
Qualifiée de « capitale du tiers monde » par l’historien Michael Goebel, ce sont précisément la liberté, l’ouverture et le brassage de la Ville Lumière qui attiraient, depuis la décolonisation, artistes et intellectuels cherchant des terres d’accueil propices à la créativité, à l’émulation et aux rencontres, même s’ils déploraient la domination colonisatrice. Et c’est encore le cas aujourd’hui ; nombre d’artistes et de penseurs ukrainiens, iraniens, syriens, libanais, etc., y ont élu domicile, tout comme à Berlin. Paris leur permet de fuir toutes sortes d’oppression ; non seulement les conflits, les dictatures, mais aussi l’étroitesse de certains environnements. Ainsi, de nombreuses artistes qui y résidèrent un temps et contribuèrent à l’avant-garde arabe sont des femmes libanaises issues d’un environnement hyper-patriarcal, telles qu’Huguette Caland, Bibi Zogbé ou la célèbre Etel Adnan, dont le fameux poème L’Apocalypse arabe, réalisé en 1980, qui se veut le relais des voix des peuples opprimés, a été mis en lumière dans cette exposition. « C’est la mort d’un monde et les gens ne se rendent pas compte de ce qu’ils tuent », écrivait déjà Adnan en 1980. Son œuvre résonne particulièrement aujourd’hui.
“« Paris permet aux artistes de fuir toutes sortes d’oppression ; non seulement les conflits, les dictatures, mais aussi l’étroitesse de certains environnements. »”
Le conflit israélo-palestinien comme seule grille de lecture ?
Si la stature et l’ancienneté d’Etel Adnan ont garanti à son œuvre une présence sur la scène muséale occidentale actuelle, ce n’est pas le cas d’autres artistes de grande renommée tels qu’Ayman Baalbaki, dont la visibilité fait les frais des sensibilités écorchées : en novembre 2023, Christie’s retire inopinément de son catalogue deux œuvres de l’artiste libanais, Al-Moulatham – encagoulé – et Anonymous. La décision aurait émané du bureau new-yorkais de Christie’s, lequel dit avoir reçu des plaintes, selon le quotidien libanais L’Orient-Le Jour, alors que c’était l’institution elle-même qui avait sollicité les collectionneurs et que généralement, le retrait d’une œuvre d’art consignée dans des enchères n’a lieu que dans le cas où l’expertise montre que la pièce est un faux ou s’il y a des doutes concernant sa provenance. Ni l’une ni l’autre de ces conditions ne s’appliquait à ces deux toiles et c’étaient ces mêmes représentations du fida’i (combattant pour la liberté) portant le foulard keffieh qui avait valu à l’artiste sa grande notoriété, grâce notamment aux ventes de Christie’s, Sotheby’s ou Bonhams, toujours d’après L’Orient-Le Jour.
Le célèbre artiste chinois Ai Weiwei voit également trois expositions prévues à Londres, Berlin et Paris annulées à la suite d’un tweet sur la guerre à Gaza. La galerie Lisson commente sur un post de l’artiste avoir convenu de concert que « maintenant n’était pas le bon moment pour lui de présenter ses travaux ».
“« La liberté d’expression concerne différentes voix, des voix différentes des nôtres. »”
Ai Weiwei, de son côté, signale qu’en tant qu’artiste, il était seulement intéressé par une expression libre et qu’il ne cherchait pas l’expression correcte ; et il poursuit : « Quand je discute le correct ou le faux, je dois être dans le faux. J’ai toujours considéré l’expression libre comme une valeur qui mérite que l’on se batte pour elle, même si elle m’apporte différents soucis. Les opinions incorrectes devraient être particulièrement encouragées. Si l’expression libre est limitée au même genre d’opinions, cela devient un emprisonnement d’expression. La liberté d’expression concerne différentes voix, des voix différentes des nôtres. »
La culture, un soft power détourné en soft violence
Si la culture est une forme de soft power, la censure actuelle et la soumission aux tribunaux populaires –dont les réseaux sociaux –, qui parfois engendrent aussi l’encore plus pernicieuse autocensure, représentent une soft violence qui vise à étouffer toutes les voix dissidentes ne répondant pas aux impératifs de l’unanimité ou du consensus, et du marché. Ce sont en réalité les enjeux de pouvoir, au cœur desquels celui de la finance, qui s’insinuent partout.
Dans son ouvrage Géopolitique de l’art contemporain, Nathalie Obadia confirme que les arts visuels sont des instruments politiques plus que d’autres formes d’expression artistique telles que la littérature ou le théâtre, du fait des enjeux financiers qui y sont bien plus grands et de l’engrenage capitalistique qu’ils supposent. Derrière les fondations d’art et musées, on trouve aujourd’hui de plus en plus de groupes corporate puissants tels que LVMH ou Kering – alias Bernard Arnault et François Pinault – ou des émirs, comme à Abu Dhabi ou au Qatar, et tout l’écosystème qui gravite autour, ceux que Nathalie Obadia appelle les gate keepers : curateurs, galeristes, mécènes et journalistes ou critiques qui souvent, instillent des divisions, selon leurs affinités, leurs intérêts et des questions sémantiques.
Ce sont les mots qui abîment, plus que les sujets en eux-mêmes. Si on laissait les artistes s’exprimer, les montées au créneau seraient moindres, car « toute création artistique est un acte d’amour », comme l’écrivait la poétesse Claire Gebeyli, prix international Edgar Allan Poe et prix Albert Camus. Et le propre d’une œuvre d’art et son pouvoir est justement de pouvoir être lue de différentes manières et d’entrer en dialogue avec le monde. S’il est, en effet, un espace de respiration et de nuance, c’est bien celui de la création artistique. Il est tout le contraire de la violence des étiquettes et des assignations hâtives. En s’autorisant le temps long de l’exploration, du tâtonnement, le temps de jachère avant la production, les artistes sont ceux qui « font voir les choses autrement en dépit d’un environnement parfois difficile », selon les mots d’Alexandra Roy, directrice du département des ventes Moyen-Orient et Arts islamiques chez Sotheby’s, à Londres. C’est cette nuance, cette subtilité et cette complexité du monde que leurs regards permettent d’appréhender qui les rendent vitaux, a fortiori dans des périodes de troubles et d’oppression. Un regard qui ouvre plutôt qu’il ne ferme, un regard qui permet le renouvellement.
“« S’il est un espace de respiration et de nuance, c’est bien celui de la création artistique ; il est tout le contraire de la violence des étiquettes et des assignations hâtives. »”
La création artistique n’est pas documentaire. Elle est le lieu de déploiement de l’imaginaire ; et c’est le mélange de fiction personnelle et du réel qui crée l’espace pour quelque chose de neuf et pour la transformation. Un artiste ne cherche pas forcément la provocation ou le scoop, mais l’expression l. hy a plus juste et la manière la plus juste de toucher à quelque chose de cette humanité profonde qui est son humus plutôt que les catégories à l’emporte-pièce, façon réseaux sociaux… C’est pour cela qu’il fait peur aux pouvoirs ; parce qu’il fait appel à quelque chose de plus subtil en l’homme, à l’humanité, à la liberté, à cette perspective de la nuance possible qui libère, justement, du sentiment d’enfermement dans la fatalité. De là procède son pouvoir de galvanisation et c’est bien pour cela qu’il faut le préserver des agendas des parangons de la cancel culture. Celle-ci n’autorise pas l’espace, or la création a besoin d’espace pour se déployer, à hauteur d’homme et de liberté. Car le propre de l’homme est de créer et le geste créatif est celui de la liberté par excellence. Dans l’émission La Grande Librairie du 23 octobre dernier, Edgar Morin faisait justement état de son « inquiétude de la disparition des libertés et de la démocratie » et invitait, en ces temps de « forte résurgence de la barbarie, à la résistance de l’esprit, à ne pas céder à l’hystérie collective, à ne pas céder au mensonge et à résister en soi-même et à créer autour de soi si possible des oasis de fraternité ».
C’est dans ces oasis, dans ces espaces de création évanescents, qui font peur aux dictatures et au pouvoir parce qu’ils sont non maîtrisables, que peut jaillir l’inattendu. Et sans doute sont-ce la littérature et le théâtre qui sont ces espaces les plus puissants, parce qu’ils se font, d’une certaine manière, de concert avec celui qui les reçoit.
Facilité et divertissement ou le pari de la loi du marché
Permettant différents points de vue, la littérature et le théâtre sont des lieux de multiplicité et donc, également, de démocratie. Ce n’est pas un hasard si le théâtre représentait un des espaces privilégiés de celle-ci dans la Grèce antique et que ce sont souvent les écrivains qui sont poursuivis ou bannis par les dictatures.
Que la scène théâtrale française, qui jouit d’une tradition d’excellence, se voit encadrée, comme c’est le cas actuellement, est très symbolique. S’il ne s’agit pas d’une dictature à proprement parler, il s’agit d’un totalitarisme plus insidieux. Celui, au final, de la loi du marché et de son corollaire, la facilité. Une enquête publiée par Médiamétrie en octobre 2024 indique, par exemple, que plusieurs pièces abordant des sujets supposés clivants peinent à être accueillies dans certaines salles municipales et que 50 % des Français refusent qu’on leur parle de religion sur scène, 49 % de guerre, 43 % de sujets politiques, en fait tout sujet qui structure ou déstructure une personne.
Tous les sujets sociétaux seraient-ils ainsi proscrits ? Mais tout est société, l’homme est un être en société. Fermer les yeux sur les réalités sous prétexte qu’elles bousculent ne permet en rien d’élaborer et de construire, seulement de se divertir ou de faire diversion. Or c’est bien peut-être, la raison d’être de l’art que de toucher le vrai par le truchement de l’illusion et de se confronter, par son truchement, par celui de la poésie, de l’humour, de la beauté et de formes inattendues, aux tabous qui minent la société, ainsi que de conjurer la violence sous tous ses aspects.
“« Vecteurs d’émancipation et de dialogue, l’art et la culture permettent de combler les fossés plutôt que de les creuser. »”
S’il peut être parfois préférable de ne pas attaquer de front des sujets qui fâchent ou estimés trop durs, c’est précisément ce que permet la création artistique, un art de faire, de contourner, d’approcher. Courroies de transmission, vecteurs d’émancipation et de dialogue, l’art et la culture permettent de combler les fossés, à commencer par les siens propres, plutôt que de les creuser. « À vouloir tout lisser, on ouvre la porte à l’ignorance », dit la metteuse en scène Virginie Lemoine. Claude Monnoyeur, président de l’Association culturelle des théâtres d’Île-de-France déplore lui aussi « la pression du divertissement » à laquelle sont soumis tous les acteurs culturels et la « tendance globale à l’inculture ». La plupart des personnes interviewées dans les milieux du théâtre privé observent que ceux qui accueillaient des formes contemporaines programment désormais davantage de divertissement et s’inquiètent de la mise en place d’un potentiel cycle dangereux d’autocensure par les producteurs, lequel pourrait également impacter les auteurs.
Continuer de « faire le récit des âmes »
Si de façon générale, les salles mainstream restent principalement dépendantes des enjeux économiques, il reste les festivals – autant de théâtre que de cinéma –, qui continuent de faire entendre de nouvelles voix. Et au sein même de ces festivals, comme à Avignon, un artiste peut trouver sa place et son public ; si ce n’est pas dans le « in », dans le « off ». Il est vrai qu’il faut parfois un temps de latence avant que le grand public soit prêt à accueillir certains propos ou formes.
Que d’artistes, interdits par certains ordres à un moment donné de l’histoire, ont été reconnus par la suite et, parfois après leur mort, comme des grands et exposés dans les institutions mêmes qui les rejetaient. Ce n’est que neuf ans après la nuit de la tuerie du Bataclan que Laurent Gaudé en a fait un récit polyphonique, lequel, même s’il traite d’un sujet difficile, mais mis en scène par la suite avec délicatesse et poésie par Denis Marleau, a fait salle comble au Théâtre de la Colline et reçu une longue standing ovation à chaque représentation. C’est pour sauver ce lien aux autres, cette intériorité défaite que des passeurs comme Laurent Gaudé, Denis Marleau et autres romanciers et dramaturges viennent faire, comme le dit l’écrivain, « le récit des âmes », car la littérature a aussi un rôle de consolation selon lui et de transmission qui donne la possibilité de rentrer dans la vie des autres, et de ce fait, de penser les choses autrement. Elle demeure, principalement avec le roman, le haut lieu de la liberté.
La France créative a ceci de puissant qu’elle ne laisse pas faire, qu’elle se saisit de la tragédie, de l’inacceptable ou de quelque autre situation qui appelle l’attention, qu’elle la met en mots, en spectacle, en formes ou en couleurs sans en avoir peur et qu’elle libère la parole et le geste créatif. Ce n’est pas par devoir ou par opportunisme que Laurent Gaudé a écrit ce texte, qu’un metteur en scène a voulu s’en saisir et que le Théâtre de la Colline l’a programmé. C’est plus que cela, ce sont les gestes justes. C’est aussi cela, la fonction de l’art : la liberté du geste juste.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.