Bruno Cautrès : "Les questions 'culturelles' ont tendu le paysage politique français vers davantage de polarisation"

Bruno Cautrès : "Les questions 'culturelles' ont tendu le paysage politique français vers davantage de polarisation"

Bruno Cautrès fait partie de l’équipe de chercheurs du Cevipof de Sciences Po qui a développé la Boussole présidentielle. Un précieux outil qui, utilisé pendant les élections, permet de suivre l’évolution de l’échiquier politique français et des électeurs ces dernières années. 

Propos recueillis par Maïna Marjany (promo 14)

Évolution des principales candidatures dans le paysage politique de la Boussole présidentielle entre 2012 et 2022. (Source : Cevipof-Sciences Po, La Boussole présidentielle)

Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste la Boussole présidentielle créée par le Cevipof ? 

Elle est apparue lors de la présidentielle de 2012. C’est le nom que nous avons donné à la version française d’un dispositif d’analyse faisant partie de la panoplie des outils dont disposent les chercheurs en sociologie électorale. Si le Cevipof continue de développer de grandes enquêtes électorales classiques (comme le dispositif d’ampleur EnEF, l’Enquête électorale française, réalisée depuis 2017), il les complète par de nouveaux outils d’analyse, dont cette boussole fait partie. 

La Boussole présidentielle est ce que les chercheurs appellent une « VAA » (Voting Advice Application) ou « système d’aide au vote ». Ce dispositif permet de comparer les positions des utilisateurs de ce système sur des grandes dimensions idéologiques avec celles des candidats à la présidentielle sur ces mêmes dimensions. On peut alors analyser quels profils d’utilisateurs « matchent » avec quels profils de candidats. 

Concrètement, comment se passe la mise en œuvre de cet outil ?

Elle repose sur plusieurs phases de travail : il faut coder les candidats et leurs propositions de campagne électorale sur une vingtaine ou trentaine de dimensions, réaliser une analyse de ces données et construire un espace en deux dimensions, ici le clivage entre libéralisme et interventionnisme économique, et le clivage entre libéralisme et conservatisme culturel. Le développement de l’application en ligne – celle que vont utiliser les utilisateurs – est alors réalisé. Ils répondent à un questionnaire qui permet (grâce à un algorithme d’analyse) de les positionner dans l’espace en deux dimensions des candidats, de visualiser et de mesurer la distance par rapport aux candidats. Il faut aussi un partenariat avec des sites d’information qui ont un trafic important pendant la campagne (nous avons par exemple collaboré avec 20 Minutes et Ouest-France). Ce sont alors des milliers et centaines de milliers d’utilisateurs qui se connectent, générant ainsi une incroyable masse de données. 

Nous avons pu développer la « boussole » grâce à un jeune chercheur (Thomas Vitiello) qui a fait son doctorat au Cevipof et à un partenariat avec le professeur André Krouwel, de l’Université d’Amsterdam (l’un des meilleurs spécialistes des VAA) et son groupe de recherche, Kieskompas. Comme on le voit, il faut beaucoup de moyens techniques et humains pour réaliser une Boussole présidentielle. En 2022, nous avons réuni une petite équipe interne au Cevipof, très motivée par l’enjeu ! Nous étions au total quatre chercheurs (Thomas Vitiello, Sylvie Strudel, Vincent Martigny et moi-même), sans compter l’équipe à Amsterdam. Nous avons publié nos résultats dans la Revue française de science politique. 

Vous identifiez un clivage autour de quatre axes : libéralisme culturel versus conservatisme culturel et libéralisme économique versus interventionnisme étatique. Pourquoi avoir choisi ces repères ? Cela permet-il une analyse de la scène politique française différente du clivage gauche-droite ?

Il s’agit des quatre extrémités de deux grands axes d’analyse : une opposition entre libéralisme économique et interventionnisme, et une opposition entre libéralisme et conservatisme culturels. La sociologie politique, notamment la sociologie électorale, a bien identifié au cours des dernières décennies que, dans la plupart des démocraties européennes, ces deux grandes dimensions structurent nos vies politiques. 

« Plutôt qu’un effacement du clivage gauche-droite, (...) on constate une coexistence de ce clivage avec un « nouveau » clivage qui se joue plus sur des questions dites « culturelles » qu’économiques. »

Le clivage gauche-droite recouvre largement l’axe qui oppose le libéralisme et l’interventionnisme économique. Plutôt qu’un effacement du clivage gauche-droite, qui reste un élément important d’identification idéologique des électeurs et de motivation dans les choix de vote, on constate une coexistence de ce clivage, hérité du XIXe siècle, avec un « nouveau » clivage qui a émergé dans les années 1960-1970. Ce second clivage se joue plus sur des questions dites « culturelles » qu’économiques. Les travaux du Cevipof, dès la fin des années 1980-début 1990, ont identifié l’importance de ce second clivage en France : Pascal Perrineau, à propos du vote européen, Gérard Grunberg et Étienne Schweisguth, à propos du « libéralisme culturel », ont montré dès cette période que le clivage gauche-droite ne suffisait plus à expliquer la vie politique française. Les travaux du Cevipof ont ainsi mis en lumière, bien avant que l’on en parle, la fameuse « tripartition » ou « tripolarisation » de le vie politique française incarnée en 2022 par Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Emmanuel Macron. 

Cette boussole a été réalisée pour les élections de 2012, de 2017 et de 2022. Quelles évolutions a-t-elle permis de mettre en lumière ? Observez-vous une polarisation plus forte des opinions politiques au cours de ces 10 années ?

Incontestablement les questions « culturelles » ont tendu le paysage politique français vers davantage de polarisation, comme si la progression du RN avait exercé une forte pression vers la droite pour les candidats du centre droit. L’intégration économique européenne et mondiale de la France produit également de grandes tensions dans toutes les familles politiques, à gauche, notamment. 

Les candidats et les partis ont de plus en plus de mal à être cohérents dans leurs propositions à cause des contradictions que génèrent les deux dimensions de notre vie politique : comment répondre aux demandes de protectionnisme tout en prolongeant les dynamiques d’intégration européenne ? Comment promouvoir une société de l’ouverture et de la tolérance dans un monde plein d’incertitudes qui nourrissent les peurs ? Les évolutions constatées dans les données de la Boussole présidentielle montrent à quel point ces questions pèsent sur la vie politique française. 

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.



Qu’est-ce qu’être extrême ?

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