Qu’est-ce qu’être extrême ?

Qu’est-ce qu’être extrême ?

Le RN est-il d’extrême droite ? LFI est-elle d’extrême gauche ? Émile retrace l’histoire de cette notion pour mieux décrypter la composition de l’échiquier politique contemporain. 

Par Alexandre Thuet Balaguer

En 2017, au soir de son élection, Emmanuel Macron promettait aux Français qui venaient de l’élire président qu’il ferait tout « pour qu’il n’y ait plus aucune raison de voter pour les extrêmes ». Sept ans plus tard, l’extrême droite à elle seule (RN, Reconquête !, Les Patriotes) récolte plus de 40 % des suffrages aux élections européennes. Ce n’est pas qu’une défaite électorale ; c’est un reflet de la radicalisation des idées.

Selon le baromètre de polarisation de l’Université Charles-III de Madrid, depuis 2023, la France figurerait devant tous les autres pays de l’Union européenne. Les forces modérées qui ont su dominer à gauche au cours de la Ve République ont laissé place à des aspirations de rupture, déplaçant son centre de gravité du PS vers LFI. De son côté, la droite voit sa ligne de crête menacée par l’alliance d’Éric Ciotti, ancien président des Républicains, avec le RN. Les thèmes de l’identité et de l’immigration, chers à l’extrême droite, dominent le discours politique. Ainsi, la fin de l’alternance gauche-droite semble avoir eu un effet contraire : la radicalisation du clivage entre extrême gauche et extrême droite.

Une extrême droite née de la modernité politique

Affiche des années 1880 à la gloire du Général Boulanger, chef du camp nationaliste à la chambre. (Crédits : Musée Carnavalet)

L’histoire de cette mouvance en France s’enracine dans une vision organique de la société, nourrie par des siècles de rejet des idéologies égalitaristes. L’historien Nicolas Lebourg rappelle que l’expression « extrême droite » apparaît dès la Restauration, dans les années 1820, désignant les opposants au régime qui ne le jugeaient « pas assez absolutiste ». Elle se consolide à la fin du XIXe siècle avec le général Boulanger et l’incarnation d’une revanche nationaliste, après la défaite de 1870. Pour Nicolas Lebourg, l’extrême droite s’est construite sur un projet de « régénération nationale » et une révision des relations internationales. « Il n’y aurait pas de nazis sans la critique du traité de Versailles, ni de néo-populistes sans la dénonciation des organisations transnationales », affirme-t-il.

Aujourd’hui encore, cette idéologie se fonde sur une conception de la société perçue comme un corps indivisible, souvent inspirée par les principes du catholicisme social. Ce modèle repose sur une hiérarchie naturelle des rôles, ancrée dans une morale chrétienne traditionnelle et opposée aux dérives de la modernité. Ce rejet de l’héritage des Lumières se traduit par une volonté de retour à un ordre social fondé sur l’autorité, la famille et la religion. Des préceptes qui se concrétisent avec les mouvements vichystes et fascistes, à travers la devise « Travail, Famille, Patrie ».

Mais s’il est bien un ressort de la pensée d’extrême droite, c’est l’exclusion. En désignant un « autre » – l’immigré, l’étranger ou celui qui ne partage pas nos valeurs –, l’extrême droite renforce la solidarité nationale, tout en ne contestant pas les intérêts du patronat. « L’agitateur antisémite Édouard Drumont, à la fin du XIXe siècle, expliquait qu’il nationaliserait l’or volé par les Juifs pour améliorer la condition ouvrière. On voit l’idée : on conserve le capitalisme national, mais on exclut une communauté, ce qui permet de financer des aides sociales sans nouvel impôt ni mise en cause dudit système capitaliste », précise Nicolas Lebourg. De quoi rappeler ces déclarations, lors des législatives de 2024, de chefs d’entreprise s’affirmant moins inquiets d’un gouvernement RN que d’un gouvernement LFI.

En 1978, Aldo Moro est enlevé, puis assassiné par les brigades rouges italiennes. (Crédits : Domaine Public)

En miroir, la pensée d’extrême gauche se construit en opposition au système capitaliste et à l’ordre social qui en découle. En France, elle puise ses références idéologiques dans les luttes ouvrières du xixe siècle, inspirées par le marxisme et ses dérivés, qui prônent l’abolition de la propriété privée et la collectivisation des moyens de production. Politiquement, c’est une rupture avec le système institutionnel. Alexandre Chabert, doctorant en histoire à Sciences Po et spécialiste des mouvements de gauche en France et en Italie, la détaille : « L’extrême gauche, radicale ou révolutionnaire, se construit en réaction à ces partis socialistes et communistes qui acceptent la démocratie parlementaire “bourgeoise” et le jeu électoral, qui sont adversaires, mais s’allient souvent et qui donc, pratiquent les compromis inhérents aux cadres démocratiques et de pouvoir. » En Italie, ce phénomène est particulièrement marqué. « Un autre critère important, notamment dans le cas italien, réside dans la dimension extraparlementaire », rappelle Alexandre Chabert. Cette gauche émerge dans la seconde moitié du xxe siècle, donnant naissance à des partis tels que Démocratie prolétarienne, convaincus des bienfaits de la violence politique. Un événement marque l’apogée des « années de plomb » : en 1978, les Brigades rouges kidnappent et assassinent le chef de la démocratie chrétienne Aldo Moro. « Les modes d’action, considérés comme “légitimes” ou non pour faire triompher ses idées, constituent un autre marqueur fondamental entre gauche et extrême gauche », selon Alexandre Chabert.

Deux gauches irréconciliables ?

Par la suite, le fossé entre cette dernière et les partis socialistes et communistes s’est creusé. « C’est très net en France, aux élections européennes de 1999, où la liste LO-LCR menée par Arlette Laguiller recueille plus de 5 % des voix et cinq élus. C’est la première fois – l’unique à ce jour – que des partis trotskystes obtiennent des eurodéputés », selon le chercheur en histoire. Le sentiment de trahison, porté par l’acceptation d’une économie de marché dès le tournant de la rigueur de 1983, a conduit de nombreux électeurs vers des alternatives plus radicales. En 2002, des candidats d’extrême gauche, comme Olivier Besancenot, surpassent le score du PCF, incarnant une fracture entre gauche traditionnelle et mouvements radicaux. 

« Extrême droite et extrême gauche sont des concepts qui font appel à une histoire propre et non à un simple classement sur un échiquier politique. »

Aujourd’hui, peut-on considérer un mouvement comme LFI d’extrême gauche ? Selon Alexandre Chabert, « initialement, le programme de Jean-Luc Mélenchon est un programme de rupture socialiste “classique”, d’inspiration keynésienne, teinté d’une forte dimension écologique. Aujourd’hui, je serais plus indécis. » La transformation du paysage politique en France, particulièrement après le mouvement des « gilets jaunes », a permis à LFI de capter les déçus du PS et de la gauche radicale tout en laissant planer des interrogations sur la continuité ou la rupture avec les anciennes pratiques de l’extrême gauche. 

Extrême droite et extrême gauche sont des concepts qui font appel à une histoire propre et non à un simple classement sur un échiquier politique. Pourtant, rares sont les partis qui s’en revendiquent. Bien au contraire, l’assignation peut être utilisée comme une arme politique pour faire craindre le péril que l’arrivée au pouvoir de son adversaire constituerait. En 2023, en prévision des élections sénatoriales, le ministère de l’Intérieur avait rangé le RN sous l’étiquette « extrême droite », quand le PCF et LFI n’étaient considérés que de « gauche ». Après avoir été saisi par le parti de Jordan Bardella, le Conseil d’État a entériné cette classification, ouvrant par là même une polémique. Pourtant, comme nous l’explique Manuel Delamarre, avocat au Conseil d’État et professeur de droit public à Sciences Po, « le juge administratif ne statue pas sur les idées d’un parti, mais juge s’il y a ou non une erreur manifeste d’appréciation, ce qui n’était pas le cas ici. Par exemple, il aurait pu revenir sur la circulaire si le Modem avait été considéré d’extrême droite, car il y aurait eu une atteinte à l’information donnée à l’électeur ».

Extrême, par rapport à qui ?

Cela dit, ce référentiel est loin d’être figé. Le concept de fenêtre d’Overton rappelle que les notions d’acceptable et d’inacceptable peuvent varier, au gré des mouvements sociaux et des débats culturels. Ce phénomène est fondamental dans la bataille des idées en cours depuis quelques années, des plateaux de télé aux réseaux sociaux. L’extrême droite bénéficie d’une visibilité accrue dans les médias traditionnels, après que l’industriel Vincent Bolloré a racheté
Canal +, Europe 1, puis le JDD. En parallèle, les extrêmes occupent le terrain des réseaux sociaux, utilisant des plateformes nouvelles pour revendiquer une voie radicale et forte en bénéficiant d’une régulation encore dilettante. Des idées marginalisées auparavant se voient représentées quand les thèses du libéralisme traditionnel et de la social-démocratie ne trouvent que peu de micros pour porter leur voix. Bien plus, c’est un enfermement d’idées qui est constaté. Les débats existent, mais entre des acteurs qui partagent déjà les mêmes valeurs, dans une certitude inébranlable. C’est d’ailleurs en raison de cette absence de pluralisme que l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a adressé une mise en garde à CNews, durant l’année 2024. La fracture s’en trouve donc renforcée, supplantant les faits par les opinions, la contradiction par l’affrontement.

« Des idées marginalisées auparavant se voient représentées quand les thèses du libéralisme traditionnel et de la social-démocratie ne trouvent que peu de micros pour porter leur voix. »

Dans ce climat où les repères se brouillent, difficile pour certains de ne pas ressentir la « fièvre » qui s’est emparée de notre démocratie. Éric Benzekri, dans la série éponyme, reprend cette citation de Stefan Zweig dans Le Monde d’hier (1943), pour qualifier notre époque : « Peu à peu, il devint impossible d’échanger avec quiconque une parole raisonnable. Les plus pacifiques, les plus débonnaires étaient enivrés par les vapeurs de sang. Des amis que j’avais toujours connus comme des individualistes déterminés s’étaient transformés du jour au lendemain en patriotes fanatiques. Toutes les conversations se terminaient par de grossières accusations. Il ne restait dès lors qu’une chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que durerait la fièvre. »

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.



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