À l’occasion du sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle qui s’est déroulé les 10 et 11 février derniers, Maurice N’Diaye (promo 10), fondateur de la Startech Descartes & Mauss qui utilise l'IA pour conseiller les entreprises, décrypte pour Émile les enjeux que soulève l’intelligence artificielle.
Par la rédaction d’Émile
Avec Descartes & Mauss, vous proposez des modèles de simulation pour aider les entreprises à anticiper l'avenir. Comment voyez-vous l'évolution du rôle de l'Intelligence artificielle dans la prise de décision stratégique des dirigeants ?
L’IA ne doit pas complètement remplacer la décision humaine, elle doit l'assister, l’augmenter, la simplifier. Je crois beaucoup à une IA qui ne soit pas seulement productiviste, mais aussi au service de la découverte de nouvelles opportunités, et de la construction d'un futur désirable. En particulier pour les dirigeants, qui font face au quotidien à des crises, des déstabilisations, et des ruptures : sanitaires, géopolitiques, environnementales, sociales...
“« L’IA ne doit pas complètement remplacer la décision humaine, elle doit l’assister, l’augmenter, la simplifier. »”
Les méthodes traditionnelles de planification stratégique, et de décision sont mises à mal : elles prennent du temps, s'appuient sur une représentation statique du monde à un instant donné, ou sur des données passées qui ne présagent pas du monde de demain face à tant d'imprévisibilité, et sont fortement consommatrices de ressources.
Notre vision est donc d'aller plus loin que l'automatisation des tâches de recherche documentaire, en construisant un nouveau formalisme du fonctionnement des entreprises et de leur marché : tâcher de représenter les dynamiques sectorielles, afin de véritablement simuler le monde de demain, pour en déduire les chemins critiques de croissance. Dans cette tâche, les récentes percées technologiques sont fondamentales, pour pouvoir effectuer des tâches de modélisation complexes, jusqu'à présent impossible à confier de façon fiable à une machine. Mais les LLMs ne font pas tout : d'une part, il faut les coupler à des modèles "physiques" de représentation du monde, comme des théories de macroéconomie, ou de fonctionnement des organisations, pour garantir leur pertinence dans le monde réel.
Et d'autre part, même si l'IA peut considérablement réduire la complexité de compréhension du monde, elle ne peut se substituer totalement à la décision stratégique, qui doit s'ancrer dans des valeurs, une culture, un rapport au risque, une temporalité... Et cet arbitrage final reste bel et bien à la main de l'humain.
Vous travaillez sur des modèles capables de simuler des scénarios futurs. Pensez-vous que l'IA pourrait devenir l'outil clé pour anticiper les crises économiques, climatiques ou même géopolitiques ?
À terme, je crois à la généralisation de l'utilisation de jumeaux digitaux dans la prise de décision : construire des représentations virtuelles d'un agent économique, d'un état, d’un gouvernement, d’une population ou encore d’une entreprise pour en simuler les comportements et en tirer des enseignement opérationnels sur les décisions à prendre.
Ces technologies existent déjà largement dans l'industrie, mais sont encore à leurs balbutiements quand il s'agit de représenter le milieu des affaires, et les comportements.
Avec les nouvelles frontières franchies en termes de puissance de calcul, de collecte de données, et d'algorithmes, on voit en effet émerger de plus en plus de modèles prospectifs qui ne se contentent pas de fonctionner par une combinaison d’hypothèses, ou par approches qualitatives ("what if"), mais qui simulent véritablement les trajectoires possibles d'évolution d'un système donné (un état, une région, un marché).
Notre ambition chez Descartes & Mauss est de pouvoir déployer notre approche méthodologique au service des politiques publiques, de l'éducation, de la recherche, et de la transformation responsable. Il s’agit de réduire le gâchis de ressources, et construire un futur désirable, par une meilleure préparation aujourd'hui aux possibilités de demain.
Lors du Sommet pour l'Action sur l'Intelligence Artificielle, la question de la souveraineté technologique revient souvent. Selon vous, comment les entreprises et les États européens peuvent-ils renforcer leur autonomie en matière d'IA ?
Investissement et talent sont les deux composants clés de la capacité à créer de véritables bassins d'emplois, de recherche, et d'affaires. Les annonces successives faites par Donald Trump et Emmanuel Macron démontrent l'attention portée au sujet par la sphère politique. Le rapport IA remis au président de la République il y a moins d'un an soulève en effet la criticité de l'IA comme facteur majeur de compétitivité nationale. Les pays qui parviendront à attirer et retenir sur leur territoire des acteurs de grande envergure agissant sur tout ou partie de la chaîne de valeur de l'IA (de la puce aux applications, en passant par les supercalculateurs et les modèles de fondation), seront les grands gagnants. Ils créeront des écosystèmes d'innovation leur permettant de concevoir et déployer avant les autres de l'IA dans leurs économies, engendrant ainsi des gains de productivité, une innovation technologique rapide, et finalement une compétitivité accrue sur la scène internationale.
L'IA soulève des enjeux éthiques et réglementaires majeurs. Quelles devraient être, selon vous, les priorités en matière de régulation pour garantir un usage responsable et transparent de ces technologies ?
“« Je vois cette question comme celle d’un choix de société, qui nécessite avant tout un débat permanent entre gouvernements, régulateurs, acteurs technologiques, et société civile. »”
Cette question semble aussi épineuse qu'insoluble. Tout le monde, dans le monde entier, s'accorde sur la réalité des risques liés à un déploiement trop rapide : cybersécurité, fake news, déstabilisation politique, discriminations, atteintes à la vie privée, etc. Mais on se heurte au point précédent : comment encadrer une révolution qui regorge de tant de promesses, et qui suscite tant de convoitises au plus haut niveau?
On voit que ce qui se joue est aussi idéologique : une approche américaine, très libérale, surtout avec le tandem Musk x Trump, qui vise à atteindre une domination totale du sujet, par des injections massives de ressources, en faisant peu de cas des risques associés. Et une approche plus prudente, pour ne pas dire conservatrice, qui est l'approche européenne, et priorise la préservation des libertés individuelles, tout en tachant de ne pas brider l'économie.
Il est évidemment difficile de réconcilier responsabilité, sécurité et éthique d'un côté, et accélération technologique de l'autre. Je vois cette question comme celle d'un choix de société, qui nécessite avant tout un débat permanent entre gouvernements, régulateurs, acteurs technologiques, et société civile. Mais le danger réside surtout dans le fait que la course à la performance des modèles conduit les éditeurs à publier leurs algorithmes à une vitesse parfois trop rapide, sans avoir pris le temps d'évaluer les risques de dérive ou d'utilisation malveillante - ce qui a notamment été au centre de la crise de gouvernance au sein d'OpenAI l'an dernier, voyant s'affronter les approches effective altruism et effective accelerationism.
Face aux géants américains ou chinois, où se situe la France aujourd'hui en matière d'intelligence artificielle et quels atouts devons-nous mieux exploiter pour exister sur la scène internationale ?
Il y a un consensus aujourd'hui sur le fait que la France ne pourra pas gagner la bataille de l'IA sur toute la chaîne de valeur. En revanche, en revenant à la combinaison talents et investissements, nous avons une vraie carte à jouer. Sur les talents, Sam Altman disait lors de l'AI Action Summit à quel point la France est un vivier de talents scientifiques de très bon niveau, formés sur les bancs de nos écoles. Et j'en veux pour preuve le grand nombre de fondateurs de start-ups qui choisissent de s'installer, ou de se réinstaller en France pour lancer leur activité.
Côté investissement, s'il est difficile de rivaliser avec les annonces tonitruantes de Stargate (en supposant qu'elles soient réelles), les annonces de cette semaine démontrent que la France n'a pas dit son dernier mot, sur la capacité de déployer des infrastructures permettant de soutenir les développements technologiques. À voir si l'écosystème privé de financement (fonds) sera capable de se structurer pour suivre la cadence, car c'est aujourd'hui ce qui freine principalement l'émergence de champions qui restent sur le sol Français.
Le tout étant aussi à rapporter à une question fondamentale : quels sacrifices de ressources devront nous faire pour suivre cette cadence, aussi bien sur le plan humain (talents), que physiques (énergie) ?