Le mot de la linguiste - Compromis

Le mot de la linguiste - Compromis

Pour appréhender une problématique complexe, un retour aux sources s’avère parfois nécessaire. Janna Hermant, linguiste, lexicographe et professeure de langues à Sciences Po depuis 2008, nous éclaire sur le sens réel du mot « compromis », son histoire et ses évolutions récentes.

Par Janna Hermant

Un peu d’étymologie

Au sens proprement linguistique, l’histoire du mot « compromis » est assez claire, mais nous réserve quelques surprises. Commençons par son origine : le mot vient du latin compromissum, du participe passé substantivé de compromittere – « promettre en même temps, s’engager mutuellement » (dictionnaire latin-français Gaffiot). 

Les composants de ce mot-ancêtre sont transparents pour le locuteur actuel et facilement identifiables : compromissum = cum + pro + mittere , où « cum » exprime l’union, la simultanéité de l’action (pensez à CONjoint, COMpatriote, ou encore COMpagnon = avec qui nous mangeons le pain) ; « pro » ajoute l’idée de tout ce qui est à l’avant, pour ou premier (PROlogue, PROéminent, PROmotion) et enfin « mittere » présente l’action de (se) mouvoir dans une direction, d’envoyer/placer quelque chose ou quelqu’un (nous pouvons observer un éventail des verbes de même racine en français dérivés de « mettre »). 

Autrement dit, le « compromis » stricto sensu est un engagement commun à agir d’une certaine façon. La signification de ce mot, ou plus exactement son usage, a évolué de façon fort intéressante dans la langue française à travers les siècles. On distingue, chronologiquement, les sens suivants (CNRTL) 1 : 

  1. Contrat par lequel deux personnes s’en rapportent au jugement d’un arbitre pour régler leur différend dans une affaire douteuse : « Hier j’ai signé un compromis pour faire juger souverainement par deux arbitres toutes les questions en litige » (Balzac, 1850) ; 

  2. Engagement réciproque : compromis de vente ;

  3. I. Dans une affaire difficile ou délicate, dans un litige, accord obtenu par les concessions mutuelles des parties en présence : « En effet, les droits des individus ne peuvent être déterminés que grâce à des compromis et à des concessions mutuelles » (Durkheim, 1893) ;

    II. Souvent péj. État, solution intermédiaire, moyen terme entre deux extrêmes : « C’est justement ce qui m’exaspère, ces compromis perpétuels, cette moyenne en tout » (Alain-Fournier, 1906).

L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. (Crédits : Met Musem of Art)

Le « compromis », dans le sens 1, déjà utilisé dans la jurisprudence romaine, a été dominant dans la langue française pendant des siècles. Il est d’ailleurs le seul à être présenté dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Ce sens est le plus ancien et se trouve dans les langues latines et germaniques (dictionnaire Oxford, encyclopédie Treccani). Cependant, en français, ce sens a progressivement disparu. Pour preuve, lorsqu’il est emprunté du français par les langues slaves au xviiie siècle (компромисс en russe, компроміс en ukrainien ou kompromis en polonais, par exemple), il ne possède que le sens 3 = arrangement, consensus.

Le sens 2 est aussi commun pour des langues latines, mais son degré de pertinence n’est pas le même. Par exemple, en italien son usage est courant et souvent relatif au contrat de mariage (Treccani), mais en français, ce sens s’est réduit au « compromis de vente » qui est pratiquement son seul usage à l’heure actuelle. 

Ainsi, le sens 3, sans que l’on ait besoin de le présenter, trône dans la langue contemporaine. Le chemin fut long : de la présence sine qua non d’un tiers à l’arrangement presque intime de deux personnes ; d’un terme juridique strict au mot de langage courant « souvent péjoratif », comme l’indiquent des dictionnaires. « Compromis » ne nous a pas dévoilé tous ses secrets, l’intuition linguistique poussant à s’intéresser, par exemple, au registre péjoratif/mélioratif. 

Mais en cherchant le compromis, n’oublions pas que la compréhension, comme disait Antoine Culioli, n’est qu’un cas particulier du malentendu.

Le grand méchant compromis ?

Imaginez que nous nous connaissions et que nous discutions en tête à tête. Pour vous décrire le caractère d’une tierce personne inconnue de vous, j’utilise une des trois phrases ci-dessous. Spontanément, quelle est votre impression à la lecture de ces affirmations : négative, positive ou neutre (trois phrases = trois personnes = trois réponses) ?

1. Cette personne fait facilement des compromis.

2. Cette personne accepte facilement les compromis.

3. Cette personne est très encline à faire des compromis.

Si vous avez répondu à la question, vous venez de participer à un sondage linguistique au cœur de cet article. 

La linguistique est une science naturelle, comme l’anatomie ou la botanique. Elle n’étudie que les phénomènes dont l’existence peut être attestée. Il aurait été orgueilleux et (surtout !) imprudent pour un linguiste de construire une hypothèse sans une récolte préalable de données (orales ou écrites) « sur le terrain ».  Ainsi, une des facultés d’un bon linguiste est de savoir poser une bonne question. D’abord à soi-même pour formuler le problème, ensuite aux autres pour recueillir « de la matière ».

« J’ai remarqué que la définition la plus actuelle de ce terme est régulièrement accompagnée de la précision « souvent péjoratif ».

En préparant cet article sur l’histoire du mot « compromis » dans la langue française, j’ai remarqué que la définition la plus actuelle de ce terme (le sens d’arrangement, de consensus) dans les dictionnaires est régulièrement accompagnée de la précision « souvent péjoratif ». Sachant que ceux-ci, surtout quand ils sont académiques, présentent parfois l’usage « désuet » des mots, je me suis posé la question suivante : quelle est la connotation de « compromis » dans l’usage des locuteurs natifs français actuels ? Est-elle vraiment péjorative ?

Pour répondre à cette question, il a fallu recueillir des données, d’où la création du sondage précédemment cité. Bien sûr, il ne fallait surtout pas expliquer préalablement le sujet de recherche aux participants. J’ai d’ailleurs brouillé les pistes en proposant trois phases, or seule la troisième (et donc la plus spontanée) a été retenue pour la statistique. 

Une soixantaine de personnes (soit un échantillon relativement suffisant pour être représentatif) ont répondu à la question posée, le cadet des participants ayant 19 ans et le doyen 90 ans. Et la tendance qui se dessine à l’issue de ce sondage est on ne peut plus claire : la connotation de « compromis », dans la langue française, glisse depuis le très négatif chez les plus âgés vers le très positif chez les plus jeunes. CQFD !

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.



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