Le compromis sous la Ve République : mission impossible ?

Le compromis sous la Ve République : mission impossible ?

De 1789 aux derniers soubresauts de la Ve République, le politologue Pascal Perrineau revient sur l’histoire politique française afin de mieux comprendre pourquoi la culture du compromis est si peu présente dans notre mode de gouvernement (1). 

Par Pascal Perrineau (promo 74) 

Pascal Perrineau, politologue. (Crédits : Manuel Braun)

Pour des raisons multiples, les Français ont un rapport compliqué au compromis, qu’il soit politique ou social. Celui-ci est la plupart du temps perçu comme une compromission. Cette propension à refuser le compromis a des origines lointaines. Dans de nombreux ouvrages, le sociologue des organisations Michel Crozier a montré comment le mal bureaucratique a conduit à une grande difficulté des Français à délibérer et à une « société bloquée », où l’on construit très difficilement des compromis propices au changement (2). Ce dernier se fait, dans ces conditions, souvent au prix de la crise et de l’affrontement. Juin 1936, Mai 68 et, plus récemment, le mouvement des « gilets jaunes » ou l’interminable quête d’un Premier ministre, au cours de l’été 2024, sont autant de symptômes de cette propension à gérer le changement par le conflit. 

« En france, le changement se fait souvent au prix de la crise et de l’affrontement. »

Une seule solution, la révolution ?

L’attitude du groupe LFI à l’Assemblée : une réminiscence de la « culture révolutionnaire » française ? (Crédits : Victor Velter / Shutterstock)

Les séquelles de la « culture révolutionnaire » sont plus importantes en France que chez beaucoup de nos voisins européens. Les rodomontades de certains élus de La France insoumise à l’Assemblée nationale témoignent de cette pérennité. Non seulement la Révolution française a installé très durablement un État qui a la souveraineté absolue sur la société, mais elle a aussi fortement valorisé la rupture révolutionnaire aux dépens d’un changement plus pacifique et négocié (3). 

En 2024, les Français partagent le sentiment qu’un compromis pacifique pour résoudre nos désaccords est beaucoup moins probable que le scénario conflictuel et éventuellement violent. Interrogés en mai 2022, au lendemain du second tour de l’élection présidentielle, 66 % des électeurs considéraient qu’en France « dans les années qui viennent, les Français n’arriveront pas à résoudre leurs désaccords de manière pacifique et auront souvent recours à la violence (4) ». Seuls 32 % partagent l’avis contraire, celui d’un compromis pacifique. 

L’hypothèse de l’affrontement touche massivement les électeurs de Marine Le Pen (80 %), ceux d’Éric Zemmour (84 %) ainsi que les abstentionnistes (72 %). Seuls les électeurs d’Emmanuel Macron croient en majorité au scénario pacifique. 

Deux ans plus tard, après les législatives post-dissolution, les deux tiers des Français (65 %) considèrent que le fait qu’aucune force politique ne dispose d’une majorité de sièges à l’Assemblée nationale est « plutôt une mauvaise chose (5) ».

Culture hiérarchique de l’autorité verticale

Une autre difficulté majeure de la progression du compromis réside dans le fait que la culture des élites de l’État est, en France, une culture hiérarchique de l’autorité verticale, où un intérêt général défini d’en haut saisit une société qui ne serait que la jungle des intérêts privés. Le gouvernement de la société est, la plupart du temps, quel que soit le secteur (santé, éducation, environnement, décentralisation, fiscalité…), descendant et cloisonné, même sous un macronisme qui prétend associer les acteurs sociaux à la décision par les mécanismes de la démocratie participative (grand débat national, convention sur le climat, conseil national de la refondation…). Souvent, ces dernières opérations relèvent plus d’une entreprise de communication d’un pouvoir très vertical que d’une volonté de construire un compromis horizontal entre les décideurs, les acteurs du changement et les citoyens. 

Cette verticalité assumée dans les références jupitériennes du jeune président suscite en regard une opposition frontale qui ne s’embarrasse pas des subtilités de la construction d’un compromis avec les forces au pouvoir sur les grands dossiers de l’heure (immigration, retraites, système de santé, éducation…). Cette réaction est assumée comme telle, les principaux partis d’opposition étant des partis protestataires et non des partis porteurs d’une culture de gouvernement. 

À la dernière élection présidentielle, les trois candidats qui arrivent derrière Emmanuel Macron sont tous des candidats de la protestation et de la dénonciation radicale (Marine Le Pen avec 23,15 % des suffrages, Jean-Luc Mélenchon avec 21,95 % et Éric Zemmour avec 7,07 %). Une majorité d’électeurs se retrouve dans ce mouvement du « grand refus (6) », puisqu’au premier tour de l’élection présidentielle d’avril 2022, 58,7 % de ceux-ci ont choisi de voter pour un candidat de la protestation, les représentants d’une culture de gouvernement, qu’ils viennent de droite ou de gauche, étant réduits à la portion congrue. D’ailleurs, aucune majorité de nos concitoyens, même après la large réélection du président sortant, n’a confiance dans le gouvernement pour « prendre les bonnes décisions » dans une série de secteurs essentiels pour l’avenir du pays. Seuls 34 % des électeurs interrogés ont confiance dans le gouvernement pour réformer le système de santé, 33 % pour l’environnement, 32 % pour le pouvoir d’achat et 30 % pour les retraites. 

« À la dernière élection présidentielle, les trois candidats qui arrivent derrière Emmanuel Macron sont tous des candidats de la protestation et de la dénonciation radicale. »

La notion de compromis exige, pour s’épanouir, une confiance partagée, or la défiance entre les Français et les décideurs est à son comble et ces derniers se méfient de citoyens perçus comme incertains et peu fiables. La recherche d’un Premier ministre et d’un gouvernement, à l’issue des dernières élections législatives, a fait la preuve de la faiblesse des grands partis quant à leur capacité à négocier des compromis.

Dans un premier temps, les deux anciens grands partis de gouvernement (LR et PS) ont joué la polarisation et le refus de la négociation avec les forces centrales. Quant aux partis protestataires LFI et RN, leur rejet du compromis fait partie de leur ADN politique. Un tel paysage a rendu très difficile et laborieux l’accouchement d’un nouveau gouvernement. Jusqu’au cœur des forces qui constituent la fragile majorité parlementaire soutenant le gouvernement Barnier, le fait d’afficher ses différences (Laurent Wauquiez, Gérald Darmanin, Gabriel Attal…) l’emporte sur la volonté d’établir un compromis stable et pérenne.

La binarité imposée par les institutions

Il faut reconnaître que le régime établi en 1958 n’a pas contribué à détendre l’atmosphère puisque les institutions de la Ve République et la pratique qu’en ont eu ses principaux acteurs ont beaucoup contribué à la bipolarisation, à l’affrontement sans concessions entre la droite et la gauche, puis entre la majorité macroniste et ses oppositions. 

Le mode de scrutin majoritaire à deux tours, l’élection présidentielle au suffrage universel direct, la présidentialisation du régime, les armes du parlementarisme rationalisé (fixation de l’ordre du jour, article 34, article 49 alinéa 3, ordonnances, vote bloqué…) ont peu à peu installé le phénomène majoritaire et l’absence de collaboration entre la majorité et son ou ses opposition(s). La lente construction d’un compromis parlementaire, ou plus largement politique, n’a pas été la caractéristique dominante des diverses présidences, de droite comme de gauche, sous la Ve République. Le parlementarisme rationalisé qui avait été inventé au départ « pour contraindre un Parlement que l’on supposait relativement semblable à ceux des deux Républiques précédentes (7) » est devenu peu à peu un carcan pour des majorités disciplinées et claires qui n’en avaient pas besoin. 

Une certaine respiration de la vie parlementaire, quitte à ce qu’elle soit portée par la situation nouvelle d’une majorité sans majorité absolue de sièges, serait la bienvenue aujourd’hui. Cependant, la recherche patiente de compromis parlementaire, avec des oppositions radicales installées dans un schéma de rupture, n’est pas chose aisée. Pour les formations radicales, il n’y a pas d’adversaire avec lesquels on peut délibérer et travailler, mais des « ennemis » que l’on doit combattre par tous les moyens. Or, « l’ordre démocratique ne résiste pas longtemps si la haine domine les relations entre les acteurs de l’espace public, si ces derniers se considèrent comme des ennemis qui veulent vous détruire et qu’il faut détruire (8) »

« L’absence d’une véritable culture du compromis fait sentir ses effets pervers et apparaître la tentation de la « démocratie illibérale » et même du régime autoritaire. »

L’extrémisation du débat politique et la place qu’y occupent les leaders populistes simplificateurs et éradicateurs  (9) ne favorisent pas le dialogue et le compromis, mais plutôt la stigmatisation et la diabolisation. Cela ouvre un espace pour des régimes autoritaires dont certains, au cœur de nos démocraties complexes, peuvent rêver. Dans le dernier baromètre de la confiance politique du Cevipof  (10), ce sont 34 % des personnes interrogées qui considèrent qu’avoir « à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement et des élections est une bonne façon de gouverner le pays ». L’absence d’une véritable culture du compromis fait sentir ses effets pervers et apparaître la tentation de la « démocratie illibérale » et même du régime autoritaire. 

Le Général de Gaulle présidant un conseil des ministres du gouvernement provisoire de la République française, le 2 novembre 1945. À ses yeux, la lente et incessante recherche de compromis provoquait une forme d’immobilisme dans les réformes. (Crédits : Domaine public)

Les institutions sont loin d’être les seules responsables de cette déficience française du compromis. Néanmoins, elles ont entretenu, par leur binarité imposée, une faiblesse préexistante de la logique d’un compromis fondé en raison et en capacité d’écoute de l’autre. La logique des institutions de la Ve République, telle qu’elle a été conçue par le général de Gaulle, était de faire de l’Assemblée nationale le prolongement de la volonté présidentielle. Cette présidentialisation de l’ensemble du dispositif institutionnel voulait également en finir avec le « régime des partis ». Aux yeux du général de Gaulle, qui avait connu les IIIe et IVe Républiques, la lente et incessante recherche de compromis – faute de majorité absolue – provoquait une forme d’immobilisme dans les réformes. Le fondateur de la Ve République voulait également en finir avec l’instabilité gouvernementale, provoquée par le jeu des changements d’alliance. 

Quels compromis au sein d’institutions bipolarisantes ?

Comme le reconnaît l’historien des institutions Jean Garrigues, « la logique gaullienne a donc prévalu tout au long de la Ve République. Elle s’est même durcie avec le président Macron. Il a exercé une présidence assez autoritaire et verticale. En plus de cette pratique du pouvoir, il a pu compter jusqu’ici sur une très forte majorité à l’Assemblée nationale  (11 ) ». Cette majorité hégémonique n’est plus et donc, de fait, le régime prend une teinte davantage parlementaire qui implique le compromis libre ou contraint, faute de quoi la dissolution ou la démission du Président seront les seules portes de sortie en cas de blocage. La dissolution a été utilisée, ne reste plus que la démission du Président… 

« Le régime prend une teinte davantage parlementaire qui implique le compromis libre ou contraint, faute de quoi la dissolution ou la démission du Président seront les seules portes de sortie en cas de blocage. »

La France a connu, de 1875 à 1940, puis de 1946 à 1958, les compromis parlementaires. Elle peut en redécouvrir aujourd’hui les vertus, mais comment faire vivre celles-ci au sein d’institutions bipolarisantes et d’une société qui choisit souvent plus l’affrontement que le dialogue ? 

L’éclatement du système partisan en plusieurs pôles qui ne s’inscrivent plus dans la bipolarité présidentielle donne aux acteurs politiques les éléments d’un système de compromis pas forcément permanent, mais variable, négocié au cas par cas, parfois avec l’opposition RN, parfois avec le groupe des Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires ou encore avec tel ou tel segment du Nouveau Front populaire. 

Dès les lendemains des élections de 2022, une forte majorité d’électeurs, face au risque de blocage, appelait les députés des oppositions à privilégier la négociation avec le gouvernement pour trouver un compromis ; 71 % des personnes interrogées considéraient que « le plus souvent, les députés de l’opposition doivent négocier avec le gouvernement pour faire émerger un compromis », 27 % seulement qu’ils doivent « s’opposer au gouvernement pour rester fidèles à leur programme  (12 ) ». Ces irréductibles n’étaient majoritaires (55 %) que chez les sympathisants de La France insoumise. Partout ailleurs, la solution du compromis l’emporte.  

Pour les forces politiques, l’absence durable de majorité absolue à l’Assemblée nationale constitue peut-être une chance historique de réhabiliter le compromis comme art de gouverner. Dans une société traversée de multiples fractures, prête parfois à en découdre, l’idée même et la pratique du compromis sont le plus sûr antidote à l’affrontement stérile et à la violence toujours possible. 

Notes 

1. Une grande partie de cette analyse a été publiée dans La Revue des Deux Mondes, novembre 2022, p. 44-49. 

2. Le Phénomène bureaucratique, Michel Crozier, Paris, Coll. Points, 1964 ; La Société bloquée, coll. Points Politique, 1971.

3. Penser la Révolution française, François Furet et Denis Richet, Gallimard, 1978.

4. Étude post-second tour de l’élection présidentielle de 2022, vague 2, mai 2022, réalisée par OpinionWay pour Fondapol, Sciences Po Cevipof et Cecop.

5. Enquête électorale française, vague 7, août 2024, réalisée par Ipsos pour le Cevipof, Le Monde, l’Institut Montaigne et la FJJ.

6. Expression utilisée par Alain Touraine pour qualifier le mouvement de grève de décembre 1995 (Le Grand Refus : réflexions sur la grève de décembre 1995, Alain Touraine, François Dubet, Didier Lapeyronnie, Fayard, 1996).

7. « De la difficulté d’être un Parlement normal », Olivier Rozenberg, pp. 47-69 dans La Ve République démystifiée, O. Duhamel et al., Presses de Sciences Po, 2019.

8. « Éloge du compromis », Dominique Schnapper, Telos, 1er juillet 2022.

9. Dès le 5 septembre 2024, le leader de La France insoumise nie, comme il l’avait déjà fait avec Élisabeth Borne, toute légitimité au nouveau gouvernement : « L’élection a été volée au peuple français (…). Le Premier ministre porte un message de négation de la volonté des Français. »

10. Baromètre de confiance politique, « En quoi les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », vague 15, Sciences Po Cevipof, février 2024. 

11. « Le compromis politique est absent de la culture française », entretien avec Jean Garrigues, Le Point, 22 juin 2022.

12. « Observatoire de la politique nationale », sondage BVA, pour RTL et Orange, 22 juillet 2022.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.



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