La nuance, espèce en voie de disparition
Pour clore le magazine, Émile laisse carte blanche à un dirigeant ou une dirigeante de presse. Éric Fottorino (promo 83), écrivain, cofondateur et directeur de la publication du 1, dresse dans son billet un éloge à « l’art » de la nuance.
Par Éric Fottorino
Bien sûr, il serait convenable d’écrire un billet nuancé pour faire honneur à cette notion devenue rare dans le débat public comme, semble-t-il, dans nos colloques familiaux ou amicaux. Où que l’on se tourne, les discussions ne sont plus, trop souvent, qu’affirmations unilatérales opposées, aussi péremptoires que fausses, fondées sur cette idée étrange, mais désormais répandue, que les vérités complexes sont moins attirantes que les mensonges faciles à comprendre sans effort. « Mieux vaut la paix que la vérité », estimait Voltaire en son temps. Hélas, les contre-vérités assénées en guise de dialogue, loin de pacifier les esprits, les enflamment au contraire, les radicalisent et polarisent les opinions, pour employer les mots d’aujourd’hui, dans une vision binaire et appauvrie de la réalité. Débattre est devenu synonyme de combattre. Et on combat pour abattre l’autre en lui déniant la faculté d’exprimer une opinion divergente, sous prétexte non de ce qu’il pense, mais de ce qu’il est.
La nuance, comme la démocratie dont elle est un ressort, est fragile, car elle ne sait pas se défendre. Elle ne crie pas fort, peine à se faire entendre face aux voix qui ne font pas « dans la dentelle ». Elle ne peut exister que dans un biotope favorable, que l’on pourrait désigner ainsi : un monde ouvert au compromis, au consensus, à l’écoute, à la tolérance d’autrui et des idées d’autrui. À l’évidence un monde disparu ou sur le point de s’évanouir, dans la cacophonie des réseaux sociaux, des chaînes d’information en continu et autres agoras contemporaines qui n’aiment que les meutes et les meurtres symboliques dans l’espace public, les polémiques et les chasses à (l’honnête) homme.
Alors, si la nuance est un art – un art naturel, les couleurs de l’automne nous le prouvent encore –, si la nuance demande du courage, titre d’un ouvrage de Jean Birnbaum où est convoqué tout le nuancier de la pensée intelligente, de Camus à Hannah Arendt, il est temps de lui redonner droit de cité. Car loin d’être tiédeur, la nuance est autant porteuse de convictions que de vérités. Vous ne serez donc pas surpris de lire sous ma plume combien parcourir une presse écrite ouverte à la pluralité des idées et des horizons, sans préjugés, m’apparaît comme le b.a.-ba de la nuance, de la possibilité de la nuance. Dans la grande lessiveuse des idées toutes faites, une presse vraiment indépendante est sans doute l’un des derniers refuges de cette espèce en voie de disparition – drôle de zèbre reniant ses rayures toutes blanches ou toutes noires – qu’est la nuance.
Car aucun sujet de débat, aucun, ne peut souffrir l’unanimité, le mot d’ordre, la pensée à sens unique. Et c’est dans la prise en compte de l’autre, dans le frottement des cervelles qui ne pensent pas pareil que peut surgir, heureuse surprise, précieuse avancée, la vérité qui nous manque, ou tout au moins l’exactitude au sens où l’entendait Marguerite Yourcenar : « Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble. »
Ce billet a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.