Sylvain Kahn : "L'Europe de la défense est dorénavant un objectif de politique publique"

Sylvain Kahn : "L'Europe de la défense est dorénavant un objectif de politique publique"

Sylvain Kahn est professeur agrégé au Centre d'histoire de Sciences Po et auteur de plusieurs publications sur l'Union européenne, dont L'Europe face à l'Ukraine (PUF, 2024). Il nous partage son analyse des récentes réactions de l’Union européenne relatives à la guerre en Ukraine.

Propos recueillis par Liséane Sabiani et Lisa Dossou

Lors de son allocution mercredi, Emmanuel Macron a estimé que "l'Europe de la défense devient une réalité". Pouvez-vous commenter cette affirmation ?

Ce qui est devenu une réalité est que l'Europe de la défense est dorénavant un objectif de politique publique partagé à l'échelle européenne par la très grande majorité des pays membres de l'UE. Ce n'était pas le cas lorsque les États-Unis d'Amérique considéraient les Européens comme leurs alliés dans le cadre de l'Alliance atlantique. L'administration Trump au pouvoir depuis le 20 janvier 2025 est en train de mettre un terme à cette période de près de huit décennies ouverte en 1949 par l'entrée en vigueur de l'OTAN. L'OTAN était le choix collectif fait par les Européens pour la défense de leur territoire. Avec cette fin de la garantie de défense américaine en dernier ressort dans le cadre de l'Alliance, y compris par la dissuasion nucléaire, les européens sont amenés à chercher des alternatives pour assurer leur défense et leur capacité de dissuasion de toute agression. Puisque l'Europe de la défense semble rallier le plus de suffrages, le débat politique au sein de l'UE et de chacun de ses pays va maintenant s'engager sur les modalités et les formes de cette future Union européenne de défense.

La dérogation aux règles du Pacte de stabilité et de croissance, ainsi que les discussions relatives au saisissement des 210 milliards d'euros d'avoirs russes gelés dans les banques européennes illustrent l'intensification notoire du soutien de l'UE à l'Ukraine. Pourquoi a-t-elle attendu que Washington suspende son aide pour prendre des mesures aussi radicales ?

Si les États-Unis peuvent peut-être se permettre d’abandonner l’Ukraine à Vladimir Poutine, il n’en  va pas de même pour l’Union européenne : ce n’est pas qu’une question de morale mais tout autant une question existentielle face à un État russe qui, non content d’envahir et de dévaster un pays voisin, multiplie les actions hostiles de guerre hybride à l’encontre des États-membres de l’UE. Du temps de Biden, les Européens coordonnait leur politique de soutien avec les États-Unis. Dorénavant, avec le nouvel axe Trump-Poutine, les Européens opèrent ce soutien à l'Ukraine seuls sans les États-Unis.

« Si les États-Unis peuvent se permettre d’abandonner l’Ukraine à Vladimir Poutine, il n’en  va pas de même pour l’Union européenne : ce n’est pas qu’une question de morale mais tout autant une question existentielle. »

Dix jours après avoir brusquement suspendu leur aide militaire à l'Ukraine, les États-Unis la rétablissent et se positionnent en faveur d'un cessez-le-feu. Comment interpréter ce revirement de situation ?

Il est trop tôt pour parler de "revirement". Pour autant qu'on puisse le comprendre le lendemain de cette décision, l'administration Trump annule sa suspension de l'aide militaire américaine à l'Ukraine (décidée par l'administration précédente, celle de Biden) car elle a obtenu du gouvernement Zelensky ce qu'elle exigeait de lui depuis le 20 janvier 2025 : son accord pour cesser le feu. C'est précisément pour avoir refusé celui-ci (ainsi que l'exploitation des minerais d'Ukraine au profit des États-Unis) que le président Zelensky a été agressé verbalement le 28 février dernier par son homologue américain et le vice-président J.D. Vance à la Maison blanche devant la presse.

La suspension de l'aide militaire et du partage des données acquises par le renseignement militaire américain a donc été utilisée par Trump pour faire pression sur Zelensky et obtenir de lui ce qu'il désirait : l'arrêt des combats (présenté incidemment par les Américains comme une première étape vers une paix aux paramètres indéterminés). Cette méthode du « big stick » est manifestement constitutive de l'art trumpien de gouverner et de son administration. Il n'est pas sans rappeler la méthode de l'intimidation, de la manipulation et de la menace propre à la criminalité organisée ou aux méthodes de gouvernement en cours en Russie depuis 1999. Il est frappant que l'administration Trump emploie l'intimidation et la pression unilatérale sur de nombreux sujets tout particulièrement avec les pays alliés et partenaires des Etats-Unis : le Mexique, le Canada, le Danemark, l'Union européenne. 

« Cette suspension du soutien à l’Ukraine comme son maintien sera utilisé comme un moyen de pression et de chantage autant de fois que l’administration Trump l’estimera nécessaire. »

On comprend bien dorénavant que cette suspension du soutien à l'Ukraine comme son maintien sera utilisé comme un moyen de pression et de chantage autant de fois que l'administration Trump l'estimera nécessaire. C'est, dans la politique ukrainienne du gouvernement américain, l'équivalent de la hausse (ou de la baisse) des droits de douanes imposés à ses principaux partenaires commerciaux par les Etats-Unis.

Au moment du bouclage de cet entretien, le gouvernement russe n'a pas donné son accord au cessez-le-feu de 30 jours imaginé par la diplomatie américaine et accepté par le gouvernement d'Ukraine le 11 mars 2025. Jusqu'à preuve du contraire, les conditions posées par la Russie pour cesser ses attaques de l'Ukraine demeurent la reconnaissance par les Ukrainiens de l'annexion des quatre oblast [NDLR : unités administratives] orientaux de l'Ukraine à l'Etat russe partiellement conquis et occupés, la renonciation par l'Ukraine à rejoindre l'Otan (et l'engagement de celle-ci à ne pas intégrer l'Ukraine), le départ de Zelensky du pouvoir (et, en conséquence la mise en place d'un gouvernement pro-russe et du désarmement de l'Ukraine). Les conditions ukrainiennes à un traité de paix, auxquelles adhèrent l'Union européenne et les autres alliés de l'Ukraine, sont diamétralement opposées à celles posées par l'Etat russe.  



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