Fiction - Les chatons du checkpoint
Émile vous invite au voyage et à la flânerie. Suivez l’histoire d’Elef-Ozgu, une chatte déambulant au gré de la vie d’un checkpoint chypriote, entre Grecs et Turcs. Bénéficiant d’un droit de libre passage, le félidé se fait témoin de cette fracture frontalière, perdu dans un fourmillement de passeports, de touristes et de gardes tantôt turcs, tantôt chypriotes. De quoi se dire qu’à Nicosie, tout le monde, finalement, rêve d’être un chat…
Par Anaïs Llobet
La mère s’était cachée pour mettre bas. Cela faisait déjà plusieurs semaines qu’elle traînait, le ventre lourd, d’un côté du checkpoint puis de l’autre. Elle attrapait des croquettes turques, s’empiffrait de pâtée grecque, puis allait s’endormir à l’ombre du panneau « Zone interdite-ne pas photographier ». Les touristes sortaient malgré tout leur caméra : la combinaison de cette pancarte menaçante, rouge aux lettres noires, où la silhouette d’un soldat brandissait une baïonnette, et de la chatte en train de dormir d’un sommeil apaisé, était irrésistible. Surtout, braver l’interdit leur donnait la dose d’adrénaline qu’ils étaient venus chercher ici, en claquettes et bermuda.
Un drôle de parc d’attractions, où les chevaux de bois valsaient…
La chatte n’en avait que faire. Les douaniers la surnommaient « Elef », pour « Eleftheria », liberté en grec, puisqu’elle était la seule qu’ils laissaient passer sans demander de montrer patte blanche. Les douaniers turcs l’appelaient « Ozgu », « Ozgürlük », liberté en turc, pour les mêmes raisons. Ils ne s’étaient pas concertés. Ils ne se parlaient pas depuis 1974.
Quand Elef-Ozgu était tombée enceinte, les journées chaudes d’été déversaient des centaines de touristes en sueur au checkpoint de Ledra. Les douaniers prenaient des deux côtés passeport après passeport, scrutaient visage après visage. Ils s’amusaient à deviner la nationalité des visiteurs dont s’occupaient leurs collègues. Russe, si le décolleté était profond et la moue impassible. Britannique, si le nez était rougi malgré la crème solaire. Américain, si l’homme parlait fort et la femme d’une voix stridente. Français, si le touriste s’impatientait.
Le caractère informel de cette « frontière » – un terme que rejetaient les deux parties, préférant celui de « ligne de démarcation » – donnait parfois l’impression aux touristes de faire un tour de manège. C’était un drôle de parc d’attractions, où les chevaux de bois valsaient parmi les vies détruites d’un conflit figé, oublié, accepté. Les montagnes russes de Nicosie les emme-naient d’une ville trépidante et insouciante à la destruction glaçante du no man’s land, du kahve au kafes, des loukoums aux snipers turcs.
À condition de tendre leur passeport, les touristes avaient le droit d’assister au dernier spectacle de magie à l’affiche : 30 mètres seulement pour changer de pays. Ils marchaient le long du Ledra Palace Hotel, qui avait accueilli rois et célébrités lorsque Nicosie était encore une capitale unie, et dont les murs s’ornaient désormais de graffitis obscurs. Ce corridor suspendu entre la jungle de la zone tampon était chaque jour une tour de Babel renouvelée, avec des Polonais hébétés par la chaleur, des Allemands lisant à haute voix leur guide de voyage et des Finlandais commentant avec sobriété l’éternelle capacité de l’homme à se déchirer plutôt que partager. Les Chypriotes grecs et turcs restaient, eux, silencieux.
Elle se promenait avec panache, se glissant entre les sacs de béton
Au début de l’été, la chatte Elef-Ozgu quémandait sans cesse des câlins, des morceaux de souvlaki ou de kebab. Puis, au fur et à mesure que son ventre grossissait et que les températures augmentaient, elle avait privilégié la compagnie des douaniers à ceux des touristes. La peur de se prendre un coup de pied, peut-être. Ou l’attrait de l’air frais : les hommes et femmes en uniformes bleus côté chypriote, blancs côté turc, avaient la climatisation dans leur cabanon en tôle. L’haleine des touristes formait parfois un halo de buée sur la vitre du guichet.
Ni les douaniers chypriotes ni ceux du côté turc ne savaient qu’Elef-Ozgu leur faussait compagnie pour aller chez l’ennemi. S’ils l’avaient appris, ils auraient été forcés de prendre des mesures : il est interdit d’amener à Chypre un animal vivant provenant de la zone occupée. Et vice-versa. Certes, Elef-Ozgu n’était amenée par personne, mais les règles s’appliquaient tout de même. Des milliers de chats vivaient en liberté et harmonie – hormis quelques coups de griffes bien mérités – dans le no man’s land, mais ça, c’était du ressort des bérets bleus de l’ONU chargés du maintien de la paix. Au checkpoint de Ledra, tous devaient respecter la loi. Humains comme félins.
Elef-Ozgu semblait consciente de défier les règles. Elle se promenait avec panache, se glissant entre les sacs de béton pour chasser les souris intrépides, sautant d’un muret à l’autre jusqu’à disparaître dans la zone tampon. Parfois, elle ne revenait pas avant plusieurs jours et les douaniers s’inquiétaient : « Elle est peut-être passée au sud, au nord », disait le stagiaire, et les épaules se courbaient. « Elle ne ferait jamais ça. Elle sait que les croquettes et la pâtée sont meilleures ici. »
À vrai dire, Elef-Ozgu était surtout ravie d’avoir double ration. D’autant plus que les petits dans son ventre donnaient déjà des coups, impatients qu’ils étaient de jouer eux aussi aux transfuges.
Le jour venu, la chatte rampa jusqu’au Ledra Palace Hotel. À l’intérieur, le toit s’était effondré et avec le soleil, une végétation luxuriante avait commencé à repousser les murs. Des lianes avaient creusé des trous invisibles aux bipèdes de plus d’un mètre cinquante, mais Elef-Ozgu, elle, les connaissait tous. Elle se faufila dans l’un d’entre eux, miaulant de douleur lorsque son ventre manqua d’être coincé dans le minuscule orifice. Au cœur de l’ancienne réception du palais, là où les bals les plus fous avaient enchanté la nuit de Nicosie, là où duels et baisers avaient défrayé la chronique et ravi les cœurs, Elef-Ozgu, doublement nommée et doublement nourrie, donna naissance à six chatons affamés et sans patrie.
Les petits attendirent quelques semaines avant de faire connaissance avec les douaniers. Lorsqu’ils furent prêts, ils furent accueillis avec joie des deux côtés de la frontière. Pendant la pause cigarette, chacun jouait avec eux, choisissant son préféré. Un chaton, en particulier, avait les faveurs de tous : roux, la frimousse espiègle, il enchaînait cascades et galipettes pour maintenir l’attention de son public. Les autres zigzaguaient entre les touristes et leurs appareils photo. Stars d’Instagram #CatsofCyprus, ils n’en demeuraient pas moins surveillés et rattrapés par leur mère, qui les agrippait par le cou et les ramenait sagement à la maison.
Les basses des clubs rythmaient la nuit du checkpoint
Cette maison, Elef-Ozgu avait fini par l’installer à équidistance parfaite entre Chypre et la République turque de Chypre du Nord, dont l’occupation par Ankara n’était pas reconnue par la communauté internationale. Les chatons grandirent vite, entre cajoleries et escapades dans la zone tampon. Le petit roux fut le seul à connaître une fin funeste : un berger malinois amené de Turquie pour lutter contre le trafic de drogue voulut jouer avec lui et le mordit mortellement. Son corps fut placé dans une petite boîte à chaussures et enterré en sol turc. Ni Elef-Ozgu ni les douaniers chypriotes ne reçurent de faire-part.
Quand le soir tombait, la chatte réunissait souvent ses cinq enfants autour d’elle. Elle les léchait à coups de langue vigoureux, observait leurs chamailleries, daignant parfois les calmer d’un miaulement agacé. Dans l’obscurité, les touristes passaient ; ils étaient moins nombreux, plus alcoolisés, partis faire la fête côté turc pour revenir cuver côté chypriote. Les basses des clubs rythmaient la nuit du checkpoint et du no man’s land. La brise soufflait et les douaniers, devenus veilleurs d’une « frontière » haïe, s’endormaient ; leurs têtes dodelinaient contre leurs torses, à l’instar des chatons épuisés par une journée de jeux.
Il n’y avait plus qu’Elef-Ozgu pour surveiller la dernière capitale divisée d’Europe et les souris qu’elle avait à son tour surnommées « Liberté ». ●
Anaïs Llobet - Bio express
Journaliste et romancière, Anaïs Llobet est actuellement en poste à l’AFP, au bureau de Nicosie, siège de la direction du Moyen-Orient. Elle aime puiser dans son environnement de vie pour le sublimer en fiction : son premier roman, Les Mains lâchées, se déroule aux Philippines, dans une île ravagée par le typhon Yolanda. On y suit l’histoire d’une journaliste française, qui tente de continuer à vivre et à exercer face à l’horreur de l’ouragan qui a ravagé l’île. Une histoire qui n’est pas sans rappeler la sienne : elle a couvert le typhon pour plusieurs chaînes françaises. Son deuxième roman, Des hommes couleur de ciel, paru en janvier 2019, raconte l’exil de deux frères tchétchènes en Europe, entre acceptation de soi, colère, cicatrices et secrets.