Casinos et paris sportifs : deux joueurs, deux époques
Les jeux d’argent ne laissent pas indifférent, entre moments d’euphorie et déceptions. La rédaction d’Émile met ici en miroir les ressentis de deux « pratiquants » issus d’époques distinctes. D’un côté, le témoignage d’un jeune joueur de 24 ans, journaliste, qui alterne paris sportifs et poker en ligne. De l’autre, un extrait littéraire dans lequel Françoise Sagan, pilier de la littérature française moderne et cliente assidue du casino de Deauville, nous décrit sa relation au jeu.
Par Sandra Elouarghi, Maïna Marjany et Pierre Miller
« Le pari sportif pour prolonger l’excitation des matchs »
Romain, 24 ans, journaliste
Les premiers paris
Ma première expérience avec les jeux d’argent remonte à l’enfance, avec les fameux jeux de grattage. Ensuite, j’ai commencé à faire des paris sportifs à l’époque du lycée, avec des amis. On allait au bar-tabac en face de notre établissement, on commandait une bière, on regardait les compétitions sportives et on pariait. Le pari possède un aspect festif, mais on le fait aussi dans l’espoir de gagner de l’argent. Il permet aux passionnés de prolonger l’excitation des matchs et des compétitions. L’enjeu de la rencontre sportive augmente significativement. Lors d’une victoire, on a le sentiment de s’y connaître, de pouvoir monétiser ses compétences et son savoir. On vibre en même temps que les joueurs sur le terrain. Les émotions et sensations sont décuplées !
Le besoin de se contrôler
De façon globale, le pari sportif est plutôt déficitaire, même en gagnant un peu d’argent de temps en temps. D’ailleurs, après le lycée, j’ai décidé de faire une pause assez longue. Je souhaitais mieux encadrer mes dépenses. Puis j’ai recommencé à jouer, il y a quatre ans. Dans le milieu où je travaille, les médias sportifs, les paris sont très courants. La plupart de mes collègues jouent régulièrement. Contrairement à l’époque du lycée, je tiens désormais des comptes précis, à la fois pour les paris sportifs et le poker. Depuis peu, et grâce à ma gestion assez stricte, je ne suis plus déficitaire.
Confinement et nouvelles pratiques
Le premier confinement a sérieusement affecté mes relations sociales. Avec des amis, nous avons donc décidé d’essayer le poker en ligne et nous nous retrouvions par écrans interposés. Je me suis inscrit sur des sites légaux tels que Winamax ou Betclic. Il n’y avait rien d’autre à faire. Cela permettait de combler une forme de vide. Je connaissais vaguement les règles et la première étape a été de me renseigner. J’ai beaucoup joué et me suis laissé prendre. J’ai également lu sur le sujet et participé à quelques tournois. Les sites de poker en organisent en permanence. Certains sont gratuits, d’autres ont un prix d’entrée (ce qu’on appelle le « buy in ») qui peut aller de 25 centimes à 1 000 euros. Puis tu décides combien tu veux jouer. Personnellement, je préfère miser de petites sommes, entre deux et cinq euros.
L’ombre de l’addiction
Je ne me sens pas particulièrement concerné par le phénomène d’addiction, mais je vois ce qu’elle peut provoquer. Pendant les périodes où je pariais beaucoup, j’y pensais souvent, j’avais envie de trouver la bonne cote, etc. Mais je n’ai pas l’impression d’être réellement tombé dedans. Je peux jouer non-stop pendant une semaine, puis m’arrêter ensuite pendant plusieurs mois, sans ressentir de manque. Je suis quelqu’un d’assez rationnel et j’essaie de maîtriser mes dépenses.
Prenons l’exemple du poker : j’ai gagné 2 400 euros lors d’un tournoi et j’ai préféré les retirer immédiatement de mon compte en ligne plutôt que de les utiliser pour participer à de gros tournois et risquer de tout perdre.
La fin du confinement et l’arrivée de l’été m’ont fait mettre de côté le poker en ligne, mais j’ai repris depuis septembre. Je pense que quand les casinos rouvriront, je me laisserai tenter par des tournois en live, une fois de temps en temps, avec des amis ou des collègues de travail, c’est plus sympa qu’avec des anonymes…
« Les joueurs n’aiment pas perdre… »
Extrait d’Avec mon meilleur souvenir, de Françoise Sagan
Nous nous rencontrâmes un 21 juin, lui et moi. Née le jour de l’été, j’allai à sa rencontre, le soir même de mes vingt et un ans, d’un pas décidé : au Palm Beach de Cannes où j’entrai flanquée de deux parrains, amusés de voir mes débuts sur les tapis verts. Ils virent le début de ma course en effet, mais n’en virent pas la suite : j’avais échappé à leur vue et galopais sans eux de casino en casino.
(…) C’est pour cela qu’une semaine avant que ma période d’interdiction soit arrivée à son terme, j’écrivis à la préfecture de police pour signaler à un préposé, sans nul doute totalement indifférent, que j’entendais recommencer à faire mes sottises comme par le devant. Deauville finalement s’avérait moins dangereux que Londres et le franc moins traître que la guinée. (Il n’empêche, je revenais de loin). C’est pourquoi, je crois, l’on rencontre à la sortie d’un casino tant de joueurs hilares qui n’ont rien gagné. « Je perds 200 francs ! » disent-ils enchantés, à la grande surprise des non-joueurs. Cela veut dire simplement qu’à un moment donné ils en avaient perdu beaucoup plus. C’est ce qui explique aussi pourquoi on parle toujours du masochisme des joueurs.
Les joueurs n’aiment pas perdre, les vrais joueurs, j’entends. Simplement, parfois, ils se félicitent de perdre moins en fin de jeu qu’ils ne perdaient pendant. Ils s’en félicitent, ils sont fiers d’eux, et avec raison, car il ne faut pas s’y tromper : le jeu ne demande pas seulement de la folie, de l’inconscience – et la présence dans votre esprit d’un vice atroce et rédhibitoire – il demande aussi du sang-froid, de la volonté, et de la vertu, au sens latin du mot virtus : courage. Quand on s’est vu perdre tout un après-midi, toute une semaine sans discontinuer, quand on se croit abandonné par les dieux, par la chance et par soi-même et que brusquement le jeu se remet à tourner dans votre direction, il faut faire un effort énorme sur soi-même pour se remettre à y croire, pour rattraper la fortune aux cheveux, s’y cramponner et en profiter. Il m’est arrivé très récemment de perdre ainsi pendant dix jours, à petit feu, dans un casino de la Manche, où me ramenaient tous les jours l’espoir de me refaire et la totale impossibilité de régler mes dettes tout de suite. Le douzième jour, la chance revint d’un coup, sur deux tables.
Je me jetai à l’eau et je jouai sans discontinuer les numéros en plein, les couleurs, les manques et les sixtains. Il me fallut une heure, une fois de plus, pour me refaire (et, au demeurant, mes numéros ne sortirent qu’une heure)…
Cet article a été initialement publiée dans le numéro 21 d’Émile, paru en avril 2021.