Jean Bassères : "Les réalités politiques et les prises de position électorales favorisent certains propos hâtifs"
Évolutions récentes, blocages de l’établissement, organisation des examens, recrutement de la nouvelle direction... Jean Bassères (promo 80), administrateur provisoire de Sciences Po depuis le 27 mars, répond aux questions d’Émile sur les derniers soubresauts qui ont agité l’école et les projets en cours rue Saint-Guillaume.
Propos recueillis par Bernard El Ghoul (promo 99)
Vous avez été diplômé en 1980. Quarante ans plus tard, au-delà des récentes polémiques, quel regard portez-vous sur le Sciences Po d’aujourd’hui ?
J’y ai été très heureux. C’est là que j’ai découvert, rue de la Chaise, des disciplines que je connaissais peu : histoire, économie et culture générale. J’ai suivi un parcours rigoureux et noué des amitiés durables. Il s’agissait d’années intenses, marquées par une agitation politique, mais dans un contexte où les échanges étaient fréquents et les controverses acceptées. L’engagement politique restait profond, mais l’ambiance générale demeurait excellente.
Depuis, le parcours d’études a profondément évolué. À mon époque, le cursus se composait de trois années, éventuellement suivies d’une prépa pour ceux qui le souhaitaient, mais cela s’arrêtait là. Nous avions quatre sections bien définies par leur format et leur modèle, contrairement aux écoles et masters mis en place ces dernières années, qui offrent de nombreux débouchés.
À l’époque, il n’y avait pas d’année passée à l’étranger. Aujourd’hui, j’ai découvert une internationalisation remarquable, avec un nombre impressionnant de nationalités représentées, un pourcentage élevé d’étudiants étrangers et des centres de recherche qui, pour certains, existaient déjà, mais se sont beaucoup développés. Cette diversification géographique, les différents campus en région, ainsi que l’ouverture sociale sont des évolutions très significatives. Certaines d’entre elles sont débattues, mais elles me semblent aller dans le bon sens. Pour favoriser l’internationalisation, il était nécessaire d’adopter un modèle standard universitaire pour les diplômes. C’est un vrai changement par rapport à ce que j’ai connu. Le virage pris par Richard Descoings, puis enrichi par Frédéric Mion, a été extrêmement fort.
L’un des objectifs de votre feuille de route est le recrutement d’un nouveau directeur. Quel est votre rôle dans l’actuelle campagne de candidature ?
Il est en réalité extrêmement limité, car encadré juridiquement de manière stricte, et je ne participe pas directement à la sélection. En effet, une commission composée de huit membres – représentant les deux bureaux de l’institut et de l’administration – a été constituée. Ces deux conseils ont chacun désigné deux personnes extérieures, totalisant 12 membres au sein de la commission. Les deux présidentes des conseils sont Laurence Bertrand Dorléac et Dina Waked. La commission a été chargée d’établir une fiche de poste, puis de recevoir les candidatures. Elle décidera également d’auditionner certains candidats et en proposera une liste restreinte qui débouchera sur de nouvelles auditions et une sélection des élus.
La sélection finale aura lieu mi-septembre. Mon rôle est de veiller à ce que les moyens nécessaires soient mis à disposition pour que la commission puisse effectuer son travail correctement, notamment en ce qui concerne la confidentialité des candidatures. Je ne suis pas impliqué dans ce processus et j’ai par ailleurs précisé dès le début de ma prise de fonction que je ne serai pas candidat.
Avez-vous un conseil ou une recommandation pour votre successeur ?
Malgré tous les efforts déployés, il est compliqué de comprendre Sciences Po dans sa transformation. Son image est très discutée ainsi que, parfois, des éléments de sa stratégie. Le véritable enjeu, au-delà des moyens de mieux communiquer sur Sciences Po, me semble être de définir les priorités de l’établissement pour les années à venir et de susciter une large adhésion autour de ce projet. Cela concerne l’ambition de Sciences Po sur l’excellence du recrutement, de la formation et de la recherche, sur l’internationalisation, l’ouverture sociale, le modèle économique, son ancrage dans les territoires. Il est crucial d’expliquer clairement le fonctionnement de Sciences Po, de défendre sa singularité – car de nombreuses inexactitudes sont diffusées dans la presse –, mais aussi de porter une vision en assumant des choix.
Selon vous, les caricatures qui sont faites de Sciences Po sont-elles propres à notre école ou à l’air du temps ?
Ce qui est propre à Sciences Po, c’est l’attention politique et médiatique dont elle fait l’objet. De plus, de nombreuses personnalités du monde politique et médiatique en sont issues, ce qui crée une dimension affective. En revanche, les questions d’actualité internationale, comme le conflit israélo-palestinien, ne s’arrêtent pas aux frontières de Sciences Po. On observe les mêmes tensions aux États-Unis, en Angleterre et dans d’autres pays.
Certains éprouvent une certaine nostalgie, je ne peux que la comprendre, mais il ne faut pas qu’elle se nourrisse d’inexactitudes. Beaucoup de critiques sont basées sur des caricatures. Par exemple, les études de genre, souvent pointées du doigt, constituent un thème d’étude important dans toutes les universités de rang mondial et ne représentent par ailleurs qu’une petite partie des enseignements de Sciences Po (environ 2 % des cours). Il est important de relativiser certaines critiques. Les réalités politiques et les prises de position électorales influencent fortement certains propos à l’emporte-pièce.
À l’approche de la fin de l’année universitaire, quel est votre bilan de cette période d’examens et de clôture de l’année académique ?
La question des examens était pour moi essentielle. Pour garantir qu’ils se déroulent normalement, nous avons dû avoir recours à la force publique pour évacuer un blocage des salles nécessaires au 27, rue Saint-Guillaume. Des blocages ou tentatives de blocage ont également eu lieu à Reims, à Menton et au Havre.
Nous avons absolument tenu à organiser les examens de fin de semestre dans les conditions prévues initialement afin de conserver la valeur du diplôme. Certains nous conseillaient de passer à des examens en ligne, mais si les épreuves ne sont pas conçues ainsi dès le départ, la qualité de l’évaluation finale n’est pas garantie. Et je ne suis pas favorable au contrôle continu intégral. Nous avons eu un bras de fer avec certains étudiants, mais sur les 130 examens qui ont été organisés, seuls deux ou trois ont été reportés, nous sommes donc assez satisfaits de considérer que cette année universitaire s’est déroulée, dans son immense majorité, selon les modalités prévues. Cela me semblait essentiel, car, dans un contexte où l’image de Sciences Po est écornée, il est important d’avoir obtenu son diplôme dans des conditions incontestables.
Quels enjeux se profilent pour la rentrée prochaine ?
Le plan de rentrée revêt une importance capitale. J’ai été marqué par le climat difficile qui règne depuis quelques mois au sein de Sciences Po, lié au conflit au Proche-Orient : une perte de la culture du débat et un phénomène d’essentialisation m’ont particulièrement interpellé. Le plan d’action aura pour première ambition de redéfinir le cadre du vivre-ensemble, notamment en précisant les règles du jeu, par exemple celles relatives à l’affichage autour de la péniche. Il sera également nécessaire de mettre en lumière l’impact des réseaux sociaux, qui nuisent considérablement à notre communauté étudiante, ainsi que le concept de liberté d’expression en France, qui diffère de celui du monde anglo-saxon. Nous devons fournir beaucoup d’efforts de pédagogie à ce sujet.
Le deuxième point qui me semble primordial, c’est d’utiliser les grandes compétences de l’École de droit de Sciences Po pour la résolution à l’amiable des conflits : à partir de cas pratiques, travailler sur la meilleure façon de s’écouter et de s’entendre. Il est fondamental de rechercher des points de convergence. Je suis frappé par le manque d’écoute entre les étudiants ! Le débat que nous avons eu le 2 mai dernier, dans l’amphithéâtre Boutmy, constituait un premier pas vers une communication et un dialogue constructifs, nous avons pu y échanger de manière professionnelle avec nos différentes communautés, à l’image de ce que nous enseignons à nos étudiants en matière de capacité à débattre et à argumenter.
En ce qui concerne la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, il est nécessaire de rappeler certains fondamentaux, de sensibiliser davantage et de lutter plus fermement contre tout propos ou acte discriminatoire.
Un autre point à aborder concerne le renforcement de l’enseignement de l’histoire du conflit, en examinant ses aspects historiques, sociologiques et économiques. C’est un domaine sur lequel nous nous efforçons de travailler, bien que nous ayons été limités dans notre énergie consacrée à cette tâche.
Enfin, j’identifie un dernier enjeu afin de garantir que la prochaine équipe de direction puisse répondre à une question fondamentale : une institution telle que Sciences Po doit-elle prendre position ? Je suis d’avis qu’elle ne le devrait pas, mais je reconnais que cela fait l’objet de débats. Nous devons rencontrer les parties prenantes afin de proposer, in fine, une doctrine claire sur le sujet. Une difficulté réside dans le fait que les étudiants demandent souvent à l’établissement de se positionner sur des questions telles que le conflit israélo-palestinien, en se référant à des actions passées de Sciences Po concernant d’autres guerres, comme celle qui a lieu entre la Russie et l’Ukraine. C’est un aspect sur lequel nous pouvons travailler pour faciliter la transition vers la future équipe de direction. C’est pourquoi j’ai demandé à la présidente du conseil scientifique, au directeur des affaires internationales et à la doyenne de l’École de journalisme de conduire une mission de réflexion sur le sujet.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.